Au Louvre, une grande salle rouge fait la part très belle aux romantiques. Parmi les immenses formats : Géricault, Scheffer, Chassériau, Delacroix. Les toiles de ce dernier ne forcent pas toujours la joie : Scènes de Massacres à Scio, Dante et Virgile aux enfers, La mort de Sardanapale, Le naufrage de Don Juan… L’homme est prisonnier de sa destinée, face à un dilemme insoluble, dans son empire déchu ou sur une barque perdue.
Face à La Liberté guidant le peuple, on se sent moins glauque. Certes il y a des morts, mais le spectateur – porté par un fol enthousiasme – pressent que l’icône topless de la Liberté file vers un heureux dénouement. Delacroix nous aurait donc servi un coup de clairon patriotique célébrant le peuple, ce vainqueur face au despote. On peut certes s’arrêter là. Mais pour un chef d’œuvre romantique, le scénario ne serait-il pas trop gentillet ?
Les symboles à l’air
La scène se déroule à Paris, lors de la Révolution de Juillet 1830. Le peuple est dans la rue. La faute à Charles X qui veut restreindre les libertés, de la presse notamment. Les barricades s’élèvent. Ça sent la poudre, la sueur et la peur. Sur ce tas de pierres et de bois fait de n’importe quoi, les yeux sont dilatés. Le peuple est là : la jeunesse révoltée avec le petit gavroche au pistolet ; la bourgeoisie en haut-de-forme qui a sorti le fusil de chasse pour l’occasion ; les monarchistes avec l’ouvrier manufacturier toujours en tablier. Sabre au clair, il a décoré son béret d’une cocarde blanche. Avec de tels détails, on se croirait dans un documentaire. Et pourtant…
La femme placée au centre est une allégorie. Une hybride conçue par Delacroix, à mi-chemin entre la Victoire de Samothrace et une poissonnière des Halles. Vivante, poisseuse, bronzée, velue, révoltée. Cette va-nu-pieds qui va-seins-nus brandit l’étendard tricolore. Delacroix a récupéré son bonnet phrygien et le drapé antique dans le vestiaire néoclassique. Elle soulève les hommes, ceux qui tiennent encore debout. À ses pieds, un ouvrier-typographe ressemble à une groupie face à son idole. Il s’est habillé comme elle : gilet bleu, ceinture de flanelle rouge, chemise blanche. C’est un fan qui saigne, à genoux. Cette plastique héroïque éclipserait presque les cadavres du premier plan.
Trois combattants étalés ci-devant font office de piédestal. Un marbre plutôt morbide pour Madame Liberté. À gauche, un gisant a les fesses à l’air. À l’autre extrême, un cuirassier gît face contre terre. Son casque est bien tombé, côté visière. Étalé juste au-dessus de lui, un garde-suisse troué comme un emmental est adossé aux scories de la barricade. Entre les poutres et les pavés, son uniforme parle pour lui : capote gris-bleu, décoration aux épaulettes, guêtres percées… Son cadavre est celui d’un troupier briseur d’émeute, signe de la victoire du peuple sur le tyran. Et malgré les morts dans les deux camps, on voit mal qui pourrait stopper l’élan de la Liberté…
Delacroix et la bannière
Delacroix n’est pas un insurgé. Cet élégant romantique compte parmi ses principaux commanditaires Charles X. Difficile pour lui de cracher dans la soupe. Comment vit-il les évènements de Juillet 1830 ? Est-il bouleversé par les restrictions de Charles X relatives à la liberté de la presse et le retrait du droit de vote aux commerçants ? Pas sûr. Pourtant, le peintre romantique est emballé par les évènements de Juillet. Tout est là pour nourrir son art : la rue enflammée, le pouvoir renversé, le peuple déchainé…
Tous ces gens ont répondu à l’appel de journaux menacés par le liberticide Charles X. Une fois le roi déchu, bon nombre de ces journaux portent un autre roi au pouvoir : Louis-Philippe. Surprenant. 800 morts plus tard, la révolution accouche d’une monarchie. Ça rime avec souris. Certes Louis-Philippe n’est pas roi de France mais roi des français ; certes le tricolore a remplacé le lys ; certes les suffrages sont élargis mais uniquement à une élite bourgeoise, maître de l’industrie. Qu’a donc reçu ce peuple ouvrier guidé par La Liberté ?
La Révolution de 1789 démarrait avec le même régime que celui de Juillet : une monarchie constitutionnelle entre un roi et une assemblée. Pour les bourgeois du Tiers-état, la révolution était finie. Pour d’autres, elle ne faisait que commencer. En août 1792, les sans-culottes sortent Louis XVI des Tuileries. Une fois le roi découpé, la République est proclamée. On vise alors le bonheur commun en prônant l’égalité sociale. L’idéal induit bien des contraintes, prophétisées par Barnave dès 1789 :
« Si la Révolution fait un pas de plus, elle ne peut le faire sans danger ; dans la ligne de la liberté, le premier acte qui pourrait suivre serait la fin de la royauté ; dans la ligne de l’égalité, le premier acte qui pourrait suivre serait l’attentat à la propriété. » Aïe. Le voilà le dilemme : Liberté et Égalité sont-elles solubles dans l’idéal tricolore ? Pour les possédants – ceux qui ont à perdre – l’égalité empiète sur « leur » liberté, seule idole individuelle qui vaille… et qui finit par gagner. En 1830, c’est la même histoire : la liberté l’emporte à nouveau, sans même repasser par la case « égalité ». Mais pour autant, « La liberté guidant le peuple » ignore-t-elle le terrible dilemme ?
À pas de néant
Au Louvre, le spectateur tombe nez à nez avec les cadavres du premier plan. C’est pas très gai. Sur la gauche, un gisant aux fesses à l’air interpelle. On voit ses poils, ses jambes creusées : cet homme est un « sans culotte ». La formule rappelle ces gens du peuple portés par la fièvre égalitaire d’une époque pas si lointaine… Sa chemise blanche, au col grand ouvert, évoque aussi les condamnés à la guillotine sous la Terreur. Placé à l’horizontal sans aucun bas, le gisant s’oppose à cette verticale Liberté qui n’a plus de haut. Serait-il la face cachée de l’Histoire ? L’obscur démon de la Liberté ?
Cette carcasse allongée rappelle d’autres premiers plans de l’Histoire de l’art. Dans La Justice et la Vengeance divine poursuivant le crime, Prud’hon y place la victime ; pour son Echo et Narcisse, Poussin y allonge l’égocentré, sans vie. Ces deux gisants symbolisent l’impossible : le crime ne pouvant s’échapper ; l’amour ne pouvant triompher. Qu’en est-il de la Liberté de Delacroix ? Le gisant sans-culotte serait-il son impasse ? On la trouve presque hésitante cette Liberté qui – retournée vers le peuple – ne voit même pas ce cadavre à la chaussette bleue. D’ailleurs, pourquoi lui avoir laissé une chaussette bleue ? Serait-ce l’ultime détail d’une toile réaliste ? La cocardière seins à l’air qui joue au caporal sur la barricade nous permet d’en douter. En fait, ce bleu – symbole républicain accroché au pied d’un mort – pourrait bien être l’étendard de l’incontournable spectre égalitaire.
Cette chaussette complète la chaussure trouée du garde-suisse. On dirait que ces personnages sont reliés à la Liberté par un jeu de vêtements manquants. Ces morts sont l’Histoire de France : la République « sans culotte », la Restauration, l’Empire. La Liberté marche droit vers eux, droit vers son passé. Elle ne peut pas y échapper même si elle s’en détourne en surveillant ses arrières. « Si elle fait un pas de plus, elle ne pourra le faire sans danger » nous dit Barnave. Ça sent le croche-patte à plein nez. Il est loin finalement l’heureux dénouement. Delacroix nous annoncerait-il de futures dérives ultra-libérales ? Dans moins de 3 ans, Louis-Philippe va censurer les journaux satiriques, va massacrer les canuts de Lyon. C’est reparti pour un tour… Revoilà l’Homme perdu dans sa barque, bercée de faux semblants et de flots sanglants. Et ça, c’est terriblement romantique.