La Grande Galerie du Louvre, c’est un peu la frise chronologique de l’art italien. Une frise qui démarre avec de petites huiles sur bois aux profils médaillés du trecento pour s’achever quelques centaines de mètres plus loin avec des Apollon protéinés et des Hercule bien huilés luttant sur des toiles grandes comme un ring baroque.
Sur le Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon, pas de lutte ni de corps huilés car l’œuvre est réalisée en 1480, dans ces eaux-là… Les eaux de l’Arno pour être précis car l’auteur de la toile vit à Florence comme beaucoup de maîtres de l’époque, dont Botticelli qui peint Le Printemps à la même période. Ici, Ghirlandaio nous propose également un remarquable bourgeon. Mais son bourgeon est de fin de saison. Moins fleuri, moins parfumé. Pourtant, son oeuvre parvient à diffuser une délicatesse remarquable, douce comme un printemps.
Une tendresse au sens propre et défiguré.
Comme le nez au milieu de la figure, une seule chose frappe au premier coup d’œil : cette truffe colossale et extraordinairement laide placée au beau milieu de la toile. Pour ceux qui n’auraient pas les yeux en face des trous, Ghirlandaio habille le vieillard de rouge et place l’édicule sur un fond sombre afin d’assurer le contraste de sa défigure. Comme si la chose ne suffisait pas, l’artiste sertit le front largement dégarni d’une verrue tournée vers le spectateur, tel un admoniteur. Touche finale au repoussoir.Pourtant, on lit partout que cette toile serait un hommage posthume à un riche florentin. Drôle d’hommage. Les plus prudents d’entre nous auraient sans doute suggéré de rabattre cette grande capuche rouge, sans même avoir la certitude que le repeint de pudeur soit suffisamment ample pour dissimuler l’appendice. Quand on pense tout le mal que se donnera Titien – 50 ans plus tard – pour estomper le menton en galoche de Charles Quint… Ici, le modèle n’est pas prognathe mais atteint de rhyzoma, le nom savant de cette capilotade nasale.
Pourtant, on sent bien que l’enjeu de la toile ne repose pas sur une grotesque moquerie. L’essentiel est à mille lieux de là. À la croisée des regards qui structurent la toile et l’emplissent d’une tendresse capable d’éclipser sans mal le monumental bourgeon. Une tendresse qui marque un respect, un transfert d’héritage entre les âges. Le regard du petit se moque éperdument du handicap de son grand-père qui pourrait aussi bien avoir des oreilles en choux fleur, un menton en galoche ou un œuf sur la tête. Les jugements sur le corps ne font pas partie du décor. Pour la Florence de l’époque qui s’abreuve de lait de marbre et de perfection apollonienne, l’œuvre de Ghirlandaio a dû surprendre.
Un pied de nez au Beau « médicéen » ?
Ghirlandaio est l’une des stars de la Florence renaissante. Dans ses fresques – qui décorent les lieux saints de la ville – il déguise les florentins en Melchior ou Balathazar et les florentines en Madeleine ou Marie. Succès garanti pour ce beurre de nombril, les commanditaires deviennent les divines stars de leurs toiles. Les milliards de selfies d’aujourd’hui n’offriront pas de démenti.
Pour réaliser ses œuvres, l’artiste florentin s’inspire de nombreuses techniques venues des Flandres. Le portrait de trois-quarts du vieillard placé devant la fenêtre de son intérieur est une composition empruntée à l’École du Nord. Ghirlandaio emprunte aussi la technique chère à Van Eyck de l’huile sur bois. En terme de précision, ça lui change de la fresque. Les fins connaisseurs n’en finissent plus de fondre devant ces finesses : la fourrure du manteau, les cheveux grisonnants, le détail de la truffade… Les plus curieux n’oseront même pas y toucher. La liste des emprunts ne s’arrête pas là. Tout comme Léonard De Vinci, Ghirlandaio utilise la perspective atmosphérique pour assurer la fuite de son décor bleuté. Mais l’emprunt le plus notable aux flamands pas toujours roses réside dans le traitement réaliste du sujet.
Ghirlandaio a vu l’Adoration des bergers de Van Der Goes, débarqué à Florence en 1475. Tout juste sortis des rues crasses de l’École du Nord, les bergers de la toile sentent encore la vinasse. Ce réalisme l’inspire et le place à rebours du renouveau antique de l’époque. Les Médicis ont ressorti du placard Platon et sa conception de l’Univers. Une conception où le sensible symboliserait l’intelligible, où le Beau proviendrait de la splendeur divine. En voyant un tel nez, ils ont dû crier au feu de cheminée. Ici, Ghirlandaio ne se lance pas dans cette quête plastique mais va chercher plus loin, là où les canons de beauté ne peuvent pas rentrer.
« Mettre les nez dehors »
Le génie de Ghirlandaio va au-delà du simple échange de regards tendres. En maître de la Renaissance florentine, son art le pousse à présenter une réflexion plus profonde grâce à une foultitude de symboles. Le paysage qui ouvre la pièce, n’est pas seulement là pour présenter sa verdure. Les éléments qui le composent permet à Ghirlandaio de mettre les nez dehors. Le chemin qui sillonne entre les montagnes est une allégorie du temps qui s’écoule. Au début du chemin – coiffée d’arbres et de fleurs – la montagne verdoyante incarne l’existence du jeune garçon en pleine croissance alors qu’au bout du chemin, la vieille montagne usée par le temps révèle le vieillard qui s’efface.
Ce rapport au temps se retrouve aussi sur les dessins des visages. Le visage du jeune garçon – au profil hiératique rempli de presque rien – fait penser à un petit oisillon qui attend de gober ce qu’on voudra bien lui donner. En revanche, le vieillard de trois-quarts présente une âme consistante ayant une certaine hauteur sur les choses de la vie. Nez pas dupe qui vieux serait-on tenté de répondre. Lui, l’aride montagne laisse sa place au petit mont fleurissant, même si le colossal bourgeon prête à confusion. Ghirlandaio pousse le trait (la couleur ?) en fusionnant prématurément la montagne dans le bleu du ciel, ce divin. Le vieillard voit l’ordre des choses se mouvoir. Ghirlandaio parvient à incarner la subtilité d’une âme fragile et massive. « Chapeau bas ». Remonter la capuche eut été un contre sens.