Géricault n’a pas seulement peint le Radeau de la Méduse. Même s’il s’agit-là de son « hit », il serait bien dommage de le réduire à cette toile. Ce serait résumer Beethoven à « l’Hymne à la Joie » ou Les Stones à « Satisfaction ». D’ailleurs, en terme de joie ou de satisfaction, Géricault préfère largement les chevaux pur-sang aux chaloupes percées.
Il va peindre l’animal tout au long de sa courte vie. Au calme dans un box d’écurie ou en plein galop. Avec « Le Derby d’Epsom » (1821), les montures aux quatre fers en l’air fusent droit devant. Mais attention. Dans 50 ans, des ingénieurs pointilleux vont se pencher sur la toile. Et les chevaux – si peu réalistes – vont devoir franchir un sacré obstacle…
Quarté +, dans le désordre.
Le top départ de la course d’Epsom vient d’être donné. Une hampe blanche plantée sur la droite vient d’ouvrir le parcours, rien n’est encore joué. Les robes noire et marron, casaques rouge et bleu caracolent en tête, les deux autres s’accrochent. S’agirait-il de la vraie course de 1821 ? On ne sait pas. Le vainqueur de l’époque était un certain Gustavus, un pur sang de robe grise comme celui qui se traine en troisième position. Comment s’appelaient les autres galopeurs ? « Super Ariel », « Verveine du Mont », « Vicky du Bocage » ? Lequel sortira vainqueur de la course de Géricault ?
Difficile de savoir, ça va tellement vite. À Epsom, les montures galopent contre la montre, seul obstacle à faire tomber. Des poulains de 3 ans cavalent sur plus de 2 kilomètres à bride abattue. Dans les tribunes, on devine les parieurs tendus, les dents sur le chapeau. Géricault appuie cette tension. Le gazon porte les ombres des purs-sangs qui répondent au ciel sombre. L’orage menace. On pressent le grondement lourd de ces nuages chargés qui font écho au sol tambouriné par les sabots survoltés.
Géricault reproduit la sensation de vitesse. Il étire ses bêtes comme des lévriers. Ils vont si vite qu’ils n’ont pas le temps de toucher le sol. Les silhouettes irréelles s’étirent sur la ligne d’horizon, au loin, vers la mer. L’instantané fige les montures dans une posture de cheval à bascule. On reste pourtant loin de la chambre d’enfants remplie de jouets. Les jockeys de Géricault n’ont pas la tête qui dodeline en souriant. Agrippés aux brides, ils fusent sur l’herbe écrasée d’Epsom. Cet instant-là est un combat.
Sur la route de Géricault
Géricault vient de quitter la France pour l’Angleterre. Son « Radeau de la Méduse » s’est fait siffler, il a besoin de faire un break pour retrouver un peu de calme. Le peintre s’autorise une cure de pâquerettes pour oublier l’odeur des naufragés de son atelier. Il goûte la douceur des paysages de Constable et s’adonne à l’équitation, une passion qui lui permet de prendre l’air et de trouver un toit. Géricault loge à Londres chez Adam Elmore, un marchand de chevaux qui lui commande le « Derby d’Epsom » en 1821. On imagine sans mal les conversations débridées entre l’artiste et son mécène.
Dès ses débuts, Géricault voue un culte au cheval. À 19 ans, il entrait dans l’atelier de Carle Vernet, un spécialiste de scènes de chasse. Depuis, le fétiche est sur toutes ses toiles : dans les battues, à l’écurie et sur les champs de bataille… Faut dire que l’époque n’est pas aux colombes. Géricault voit l’Empire de Napoléon s’étendre puis s’affaler avant de laisser sa place à la royauté restaurée. Ces dernières années, les champs de batailles ont vu les lauriers distribués, puis repris. Mais qu’importe. Le cheval de Géricault reste invariablement le héros de la toile. Selon les cas, il va élever un lieutenant victorieux sur un col ou accompagner dans la pente un cuirassier blessé… La bête majestueuse porte la trajectoire des hommes.
Géricault dresse les chevaux au gré de ses influences. Lors de ses premières années, il leur injecte les protéines du Baroque histoire de gonfler les masses musculaires. Inspirations de l’antique et de Rubens, un peintre toujours généreux sur les chairs… À son arrivée en Angleterre, Géricault va piocher d’autres inspirations. Il copie les peintures hippiques de George Stubbs ou Ward et puise dans un répertoire de postures bien codifié : « cabré fléchi », « cabré allongé », « galop volant »… Cette dernière figure – popularisée dans les gravures des journaux sportifs – est reprise par Géricault. En l’adaptant avec sa force, il s’éloigne de l’immobilisme gentillet du cheval à bascule illustrant les publications anglaises.
Mécanique des sols
Géricault meurt en 1824, suite à une chute de cheval. Mais une fois sous la litière, il a peut-être entendu les chevaux de son Derby affronter un périlleux obstacle… scientifique. Après avoir rejoint le Louvre en 1866, la toile va piquer la curiosité d’un visiteur peu ordinaire. Face à la course d’Epsom, l’ingénieur Étienne-Jules Marey va bondir. La critique de ce chercheur en mécanique sera toute scientifique : comment un cheval au galop peut conserver ces fers en l’air lors de sa phase d’extension ? Marey en est convaincu, l’animal a forcément un pied au sol. Il décompose les mouvements en prenant en rafale les images d’un galopin.
Pourtant, ces images ne parviennent pas à convaincre des scientifiques trop habitués à voir l’animal représenté les 4 fers en l’air. Intrigué par la controverse, un autre savant fou entre en lice : Muybridge. Il va alors aligner douze chambres photographiques sur le côté d’une piste où s’élancera un cheval au galop. Des ficelles tendues sur la trajectoire de la course déclencheront l’ouverture d’obturateurs au passage de l’animal. La série obtenue est formelle : dans ses positions en extension, le cheval conserve toujours un ou deux pieds au sol. A contrario, dans la phase la plus regroupée, ses deux pieds quittent le sol.
Les recherches de Muybridge mettent fin au débat. Qu’en aurait donc penser Géricault ? Aurait-il apprécié de se faire tailler des croupières par des ingénieurs ? Ces découvertes lui auraient-elles permis d’avancer sa peinture ? On pense à l’Impressionnisme avec l’optique, au Futurisme avec la mécanique, au Surréalisme avec la psychanalyse… Au XIXe, les artistes en « isme » appréhendent mieux les phénomènes naturels. Il ne s’agit pas de traduire une exacte réalité (que l’oeil humain ne peut même pas observer), sinon de projeter les interprétations imparfaites du regard pour recréer la sensation. Sans même avoir les données scientifiques, Géricault s’est détaché de la réalité pour l’interpréter. Il renouvelle sa peinture en reproduisant la sensation de vitesse. Le derby d’Espom, c’est un peu la peinture qui file vers son futur…
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