UNE FIN DE LOUPS ?

par François Bénard
© Mi Marce (talent Wipplay) / Wikimedia Commons

Le 2 juillet 1816, la Méduse s’échoue sur un banc de sable aux larges du Sénégal. Parmi les naufragés, 150 types s’entassent sur un radeau à la dérive. Les autres rejoignent les côtes en chaloupe et donnent l’alerte. 10 jours plus tard, un autre navire – l’Argus – retrouvera le radeau avec 15 silhouettes faméliques à bord. En France le fait divers fait des vagues. Comment ont-ils fait pour se planter là ? Pourquoi tous ces morts ? Pour Géricault, voilà un sujet noir comme du petit lait…

Le Radeau de la Méduse © Wikimedia Commons
Échouée là © Mi Marce

Une croisière très mal barrée

En juin 1816, la Méduse quitte la Charente pour le Sénégal. L’objectif : reprendre les colonies d’Afrique rendues à la France par des anglais soulagés de voir Napoléon parti compter les vagues à Sainte-Hélène. A bord de la frégate, il y a le nécessaire pour faire une colonie : un gouverneur, sa famille, médecin, notaire et fantassins… Malheureusement, tout ce beau monde est emmené par un capitaine en mousse – émigré pendant la Révolution – qui n’a pas touché un gouvernail depuis 20 ans. Depuis le retour de Louis XVIII, ce fidèle au sang bleu s’est retrouvé avec un grade inespéré.

A ce niveau, c’est plus du piston, c’est de la trompette. D’ailleurs, le capitaine en joue si fort qu’il n’entend pas les autres membres de l’équipage lui signaler le danger des côtes toutes proches. Résultat : la Méduse s’échoue sur un banc de sable le 2 juillet, aux larges du Sénégal. A ce moment-là, la situation n’est pas encore désespérée. Pour assurer une sortie à la prochaine marée montante, l’équipage décide de construire un radeau avec un tas de poutres instables pour y placer les lourds volumes. L’idée fonctionne mais elle est vite gâchée par un gros coup de vent qui fait craquer la coque du bateau.

Les naufragés du désespoir © Wang Xiao Hui

Les hauts notables et les marins s’échappent sur des barques alors que plébéiens et fantassins se retrouvent sur le radeau. A bord : 147 personnes, 4 tonneaux de vins, 1 paquet de biscuits et de l’eau jusqu’aux genoux. C’est pas avec ça que tu tournes un épisode de « La croisière s’amuse ». Deux semaines plus tard, l’Argus retrouve le radeau avec à son bord 15 hommes malodorants et des lambeaux de chairs en train de sécher sur les cordes… C’était le prochain déjeuner de l’équipage.

 

L’enquête de l’inspecteur Géricault

L’histoire du radeau de la Méduse fascine Géricault. En terme de buzz, ça vaut une couverture de Paris Match. Avant de prendre les pinceaux, l’artiste mène son enquête pour bien comprendre les faits. Il recueille les témoignages de deux survivants – 1 chirurgien et 1 géographe – qui lui décrivent les erreurs répétées de Captain Piston ainsi que les scènes de folie collective sur le radeau : les premières beuveries, les fantassins ivres qui massacrent la moitié du radeau, les tentatives de sabordage, les trop-faibles jetés à l’eau et les morts découpés en morceaux avant d’être séchés sur les cordes…

Hystérie collective © Stan of Persia

Dans son atelier parisien, Géricault reconstitue un modèle réduit du radeau, extrêmement détaillé. Dans un hôpital tout proche, il récupère des bouts de macchabées pour faire des esquisses de bras agrippés et des torses meurtris. Il ira même chercher un type atteint de jaunisse pour se rapprocher d’un visage ayant passé des jours en mer à boire de la vinasse et à mâcher du mort. Après un paquet d’esquisses, l’artiste choisit le moment où les naufragés aperçoivent pour la première fois l’Argus qui ne les voit pas (le navire repassera 2 heures + tard). Géricault représente le moment où l’espoir gagne les naufragés qui aperçoivent l’Argus. Etrangement, alors que tout le monde tend le bras ou agite son chiffon, il y en a un qui a l’air résigné. Il est le seul à ne pas tourner le dos au spectateur. Bizarre, bizarre…

 

Quand la nature humaine touche le fond

Plusieurs choses frappent dans cette scène. Où sont donc passées les peaux faméliques et la crasse des masses exsangues ? L’inspecteur Géricault aurait-il abandonné son enquête réaliste ? Il a rasé de près tous ses modèles, a mis de l’huile sur ses corps protéinés sans oublier de décrocher les bouts de chairs qui pendaient au radeau. Un réalisme trop cru aurait-il fait fuir les spectateurs ? Possible. Et puis des corps gonflés comme des marbres, c’est le décor idéal pour placer des allégories qui vont traverser les âges.

Ici, on en trouve un paquet : une allégorie de l’espoir, une tribune contre l’esclavage (c’est un noir tout en haut qui agite son chiffon), une représentation des luttes de pouvoir, la dramaturgie romantique etc. Bref, un panier garni de messages qui vont assurer le succès de la toile. Mais si on s’en tient au principal, à savoir cette représentation de l’espoir. Le message ne serait-il pas un brin hypocrite ? Tous ces corps étalés sur les planches ont certes connu l’horreur, mais pour rester en vie, ils y ont forcément contribué non ? L’homme est un loup pour l’homme, c’est bien connu, surtout quand il a les crocs.

The survivor © Hatim Kaghat

Du coup, le spectateur s’interroge. Aurait-il grignoté un bout de cuisse lui aussi ? Et tous ces gens ? Ne mériteraient-ils pas d’aller tâter les flammes waterproof de l’enfer ? D’ailleurs, sur la toile de Géricault, le navire salvateur met les voiles alors que tout le monde s’agrippe à son espoir chiffonné. Un seul ose nous faire face mais il a l’air plutôt résigné. On dirait notre conscience. Une sorte de Piéta travestie, voilée de rouge, souffrant la Passion et les conneries des hommes. Finalement, on en vient à se demander si ces naufragés méritaient vraiment d’être sauvés.

Louvre Ravioli

 

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