Au Louvre, les salles de Mésopotamie présente un peu la paperasse de l’Histoire. Contrat de vente, codes judiciaires, abécédaires, courriers de fonctionnaires, calendriers… Passé plusieurs millénaires, tout devient précieux. Ça donnerait presque envie de collectionner le calendrier des pompiers. Vers -3000, les échanges commerciaux explosent au Moyen-Orient. Les gouvernances rangent leur chambre. On invente les standards de mesure, d’écriture, d’échanges et les contrats pour inscrire tout ça.
Cette tablette est une reconnaissance de dette simple « exigible à l’époque de la moisson ». Nous sommes entre -1595 et -1155. Les Kassites – d’anciens barbares reconvertis en gouverneurs – règnent alors sur Babylone. Ils adoptent la culture précédente, notamment son système métrique. Les rois du moment s’appellent Marduk-apla-iddina Ier, Adad-shum-usur, Kadashman-Harbe II, Burna-Buriash II… Des noms complexes comme un algorithme de trading haute fréquence. Pourtant, à l’époque, les calculs sont plutôt limpides. Pas de quoi dériver, juste garder un peu de second degré.
La monnaie ? Rien à battre.
À l’époque Kassite, il n’y a pas de monnaie. Il n’y aura rien à battre avant -700. À ce moment-là, c’est le crédit qui fonctionne. Déjà. On note ce qu’on se doit avec une pointe plantée dans l’argile. Tout le monde prête : l’état, les particuliers et surtout les entrepreneurs urbains qui n’ont pas attendu les banquiers florentins pour développer un business. Ils accordent des prêts de consommation censés permettre au débiteur de survivre.
Ces derniers ne règlent pas leurs dettes en fin du mois mais en fin de moisson. Créanciers et débiteurs se retrouvent vers avril-mai pour effacer l’ardoise. Le calendrier de Babylone commence d’ailleurs à ce moment. C’est le mois « ayaru ». Un Messidor babylonien où l’on travaille dur : les épis d’orge sont découpés, les grains sont séparés, la récolte est partagée. Les paysans peuvent alors régler leurs dettes. Il ne s’agit pas de rendre les chèvres « empruntées » l’an passé mais leur équivalent dans une « valeur-étalon » comme le litre d’orge.
À l’époque, volumes et intérêts sont mesurés et calculés sur la base 60 (1, 10, 60, 600, 3600, etc). Imaginons un exercice de maths de l’époque : « Kevin le Kassite veut acheter 1 chèvre. Il file chez le marchand qui lui vend une bête d’une valeur de 500 litres d’orge (notés en cunéiforme « 8×60+2×10 »). Sachant que le taux d’intérêt mensuel du prêt s’élève à 1/60 de la somme empruntée, combien Kevin devra-t-il rembourser dans un an ? » Le fin polytechnicien sommeillant en chacun de nous pose alors son opération : 500 + (500 x 12/60) = 600 litres d’orge. Ainsi soit-il. Au mois de ayaru, Kevin retrouvera donc son marchand pour lui régler ses 600 litres d’orge tout juste récoltés.
Une argilasse qui s’entasse
En -1500, les Kassites reprennent les « Grands organismes » de Babylone : temples et palais royal. Grâce à son patrimoine terrien, le pouvoir est fort et largement créditeur. Le roi qui met en fermage une partie de ses terres reçoit une redevance d’un tiers de la récolte. C’est pas mal, mais c’est pas tout. Il propose aux marchands de revendre ses surplus de grains et textiles. Le palais prête ses denrées qui seront négociées à l’étranger. Les marchands reviendront avec ce qu’il n’y a pas dans le coin : du fer, du cuivre, des cèdres, du lapis-lazuli, etc. Évidemment, ces derniers n’oublieront pas de repasser par le palais, avec les intérêts.
Le pouvoir enregistre tous ces volumes échangés. Fini les pictogrammes, fini les dessins de moutons et d’épis. Désormais – grâce au cunéiforme – les scribes peuvent graver les sons sur l’argile. Du coup, tout s’enregistre : quoi, combien, à qui, pour qui, où, quand… Toute une argilasse de contrats et registres s’entasse au temple. L’empire uniformise les mesures basées sur les mensurations du corps. Les distances sont mesurées en coudées, les coudées sont divisées en doigts… On établit aussi un système de correspondances de valeur entre les biens échangés : 2 chèvres valent tant de litres d’orge, 1 vache vaut tant de chèvres, etc.
Tout comme l’État, les marchands vont prêter aux privés. Ils réclameront aussi des intérêts. Arguant sans doute que prêter de l’orge ou de l’argent, c’est louer une possibilité d’enrichissement. (Aristote nuancera le propos…) Pour être sûr de revoir leur dû, ils créent un système de garanties. L’emprunteur devra ainsi mettre en gage sa charrette, sa maison, jusqu’aux membres de la famille. Certains débiteurs – incapables de se libérer d’une dette – verront leurs enfants filer au service du créancier. Tu ne te libères pas de ta dette ? Je prends tes enfants. Sympa. Certaines tablettes racontent des histoires de mômes partis dans les dunes pour échapper au créancier de papa.
Économie: « La conduite de la maison ».
Avec une lecture moderne de l’économie, on assimile vite le marchand kassite à l’homo oeconomicus visant la maximisation de son profit. Faut dire aussi qu’il fait déjà varier ses prix en fonction des variations de l’offre et la demande. Mais n’y a-t-il que l’argent pour régir son comportement ? Honneur, bonheur, solidarité, morale sont-ils pris en compte ? Le cunéiforme ne le dit pas, ça ne se mesure pas ces choses-là… Mais sage ou pas sage, le créancier reste contrôlé par les décisions du palais. Le code d’Hammurabi prévoit entre autres une régulation des taux d’intérêts. D’ailleurs, dans l’épineux problème de Kevin le kassite, le taux d’intérêt annuel est invariablement de 12/60, soit 20%.
La régulation ne s’arrête pas là. Le roi protège aussi ses sujets via des échanges non marchands. Il redistribue, donne, annule de dettes selon les situations. Par exemple, lorsque les champs sont dévastés par un orage, le roi suspend les remboursements et annule les intérêts de l’année. Il n’est pas fou. Si tous les débiteurs de l’Empire – ruinés par la tempête – voient leurs enfants enfermés chez le créancier, le roi sait qu’un autre orage l’attend. Plus foudroyant que le premier.
En gros, l’économie de Babylone a trouvé son équilibre. Les prix y sont déterminés par l’offre et la demande puis régulés par le Palais. Un équilibre aux sources même de l’économie définie par les grecs (« oïkos », la maison, et « nomia », la norme) : la conduite de la maison. Aujourd’hui, un palais comme l’Elysée devrait peut-être repasser son permis. Avec une dette de 2000 milliards, ce palais-là ressemble à un débiteur kassite dans l’impasse avec tous ses mômes (66 millions ?) prêts à se planquer dans les dunes. Étrangement, ses créanciers ne sont pas des marchands de biens mais des marchands… de crédit. Pour eux, l’argent est une fin. C’est pas très fin. Le pauvre Palais se retrouve à dépenser l’essentiel de ses sous pour rembourser les seuls intérêts d’une dette qui enfle chaque année. Faut voir la gueule de l’ardoise. Celle-là, pas sûr qu’elle rentre dans une vitrine du Louvre.