Au Louvre, les salles des peintures médiévales présentent des thématiques douces et légères : calvaires, mises au tombeau, piéta, descentes de croix… Le Retable de Saint Denis (1415-1416) s’insère assez bien dans ce florilège de douleurs servies par un réalisme sanguinolent où des personnages se figent dans une perspective chahutée.
Pour le roi de France de l’époque, les perspectives sont également bien chahutées. En 1415, c’est la guerre de Cent Ans. Charles VI règne sur un petit cailloux entourés de vassaux censés l’épauler en cas de pépin face aux anglais. Étrangement, pour la raclée d’Azincourt, ils ne sont pas tous venus. Ainsi, Jean Sans Peur n’a pas pris soin de se déplacer. Le puissant duc de Bourgogne se promenait-il dans sa Chartreuse de Champmol, près de Dijon ? Peut-être faisait-il face au Retable de saint Denis pour contempler le protecteur du royaume de France en train se faire découper…
Entre collation et décollation.
Face à cette oeuvre tout en douleur, les regards cyniques sont vite aimantés par les découpes sanguinolentes du premier plan. La tête suppliciée appartient à Denis. Sa nuque entrebâillée attend patiemment le coup de grâce d’un hachoir mal aiguisé. Le patron partage son martyre avec deux compagnons. Rustique a déjà la tête par terre alors qu’Éleuthère placé derrière, attend son tour, mains attachées. La délicate narration se déroule en 250 ap J-C., lorsque Denis est envoyé à Lutèce pour y porter l’Évangile. Les monothéismes n’étant pas encore au goût du jour, son emploi peu sécurisé le conduit vers le billot. Derrière son bourreau, une masse curieuse et enturbannée assiste au spectacle. Ces gens-là discutent. Certains ont l’air inquiets, d’autres un peu niais. L’un d’entre eux – les doigts posés sur les lèvres – semble enfin deviner la douleur du martyre.
La douleur est partout d’ailleurs, pour Denis comme pour Jésus. Les clous de la Passion lui déchirent les pieds. Son flanc dégouline. Cette remarquable saignée viserait à soulager l’humanité dixit la piété doloriste de la fin du Moyen Âge. Pour autant, tous les rouges du retable n’évoquent pas l’hémoglobine. Les petites têtes rubicondes des séraphins virevoltant au-dessus de la Trinité symbolisent la protection divine. Avec Dieu le Père et la colombe du Saint-Esprit, ils assistent le Christ en pleine souffrance. C’est pas du luxe.
À gauche, un flashback. Denis reçoit dans sa prison de briques la dernière communion de la main du Christ. L’eucharistie avant le martyre, la collation avant la décollation. Denis est remercié pour bons et loyaux services avant d’être servi par une légende… Le retable ne montre pas ce dernier chapitre. Une fois décapité, le saint patron marchera vers le nord, tête sous le bras pendant six kilomètres. À la fin de son trajet, on l’ensevelit puis on construit au-dessus de lui, la Basilique saint Denis. 300 ans plus tard, le roi Dagobert retapera le monument avant de s’y faire enterrer. Par la suite, moultes couronnes le rejoindront, des Mérovingiens jusqu’aux Bourbons.
Course aux fastes
Le retable de Bellechose n’est pas destiné à la Basilique saint Denis mais à son équivalent bourguignon : la Chartreuse de Champmol. Cette nécropole des ducs de Bourgogne est un haut-lieu culturel fondé par le riche mécène Philippe le Hardi (un François le Pinault d’aujourd’hui). Une occasion de se démarquer du pouvoir royal pour ce puissant duc, enrichi dans le commerce d’étoffes tissées dans la laine anglaise. Hardi aussi parce que bien malin de s’être marié avec une flamande. Le spacieux vassal lèguera à son fils Jean sans Peur, un territoire filant de Bruges à Dijon.
Depuis des lustres, l’art permet au prince de faire briller sa cour et de rivaliser avec le voisin. La fin du Moyen Âge ne déroge pas à la règle. Les artistes se promènent entre les frontières pour répondre aux commandes princières. En 1415, Henri Bellechose quitte son Brabant belge pour travailler à la cour de Jean sans Peur. Il y restera 15 ans pour prendre en charge les peintures de la Chartreuse. Sur le chantier, il croisera ses collègues itinérants : Claus Sluter, Melchior Broederlam, Claus de Werve…
Bellechose y appose ses couleurs délicates. Partout, l’or portent les bleus fleurdelisés. Ce raffinement accompagne les audacieuses libertés prises en l’absence de perspective : Jésus est haut comme la prison de briques alors que la mitre de Denis touche le plafond de sa cage. Les différences entre les visages intriguent aussi. Les « sacrés » sont idéalisés, leur visage immaculé est fermé, leur tête baissée est auréolée. Sur le côté, la masse profane se détache salement. Les traits réalistes du bourreau font peur à voir alors que derrière lui, la foule des crasseux assiste à l’heureux spectacle.
Roi fêlé contre duc félon.
Pourtant, les hauts personnages de l’époque ne sont pas les moins crasseux. On voit ainsi Jean sans Peur comploter contre le fragile Charles VI qui règne sur un lys épais comme un cil. Faut dire que le duc de Bourgogne n’a vraiment pas de quoi avoir peur. Lui aussi est de royale lignée. Son père – Philippe le Hardi – était le dernier fiston du roi Jean le Bon (l’aîné était Charles V, père du numéro VI). Mais comme il n’y a pas de couronne pour les cadets, Philippe a reçu la Bourgogne en lot de consolation. Un beau cadeau avec pour unique contrepartie d’aider le roi en cas de soucis. Aider le roi ? Jean sans Peur saura vite l’oublier… Et pour cause : son royal cousin Charles VI perd la tête. Un peu comme saint Denis, mais lui, c’est de la schizophrénie.
Pas évident pour saint Denis de protéger tout ce beau monde. Depuis Dagobert, Denis est chargé de veiller sur les rois de France tout comme sur les princes de sang, qu’ils soient de Bourgogne ou d’ailleurs… Mais comment protéger des messieurs s’étripant quotidiennement ? Ralliement délicat, quasi schizophrène là-aussi. Existe-t-il un saint patron des chats et des souris ?
En 1415, Jean sans Peur ne viendra pas aider les troupes royales à la raclée d’Azincourt. Défection logique pour cet intriguant qui a déjà fait assassiner le frère du roi. Mais à force de naviguer en eaux troubles, Jean sans Peur finira assassiné à son tour. Qu’importe. Le fils poursuivra l’œuvre du père en se rapprochant du fournisseur de laine anglais. Avec Henri V d’Angleterre, ils formeront une alliance contre le roi de France. Bientôt, on signera le traité de Troyes pour donner le trône de France au roi anglais. Pauvre Denis. Pas facile d’être le patron des chats et des souris.