Au Louvre, les salles dédiées à Poussin présentent de nombreux personnages sortis de la Bible. Dans une ambiance antique, chaque mise en scène est l’occasion d’interroger les choses de la vie. Les questions sélectionnées par Poussin ne sont pas minces : “Pourquoi la mort frappe-t-elle les innocents ?” “Pourquoi d’autres ne connaissent-ils que des jours de chance ?” “Comment réagir face au revers de fortune ?”
Avec Éliézer et Rebecca (1648), le peintre profite d’un épisode de la Genèse pour mettre en scène une incroyable veinarde. Au beau milieu de la toile, l’élue se détache d’une foultitude de personnages disséminés parmi d’étranges architectures. Au premier coup d’oeil, on ne comprend pas tout ce qui se joue autour du puits et de ce gros coup de bol. Poussin nous demande encore de prendre le temps de bien voir, pour ne pas se faire avoir…
10 urnes pour 1 élection.
Dans la Bible, Éliézer est envoyé par Abraham vers des contrées orientales pour trouver une femme à son fils Isaac. Pour l’aider dans sa quête, le fidèle va s’inspirer des conseils matrimoniaux que Dieu lui glisse dans le creux du turban : “La promise sera celle qui, autour d’un puits, t’offrira à boire, à toi ainsi qu’à tes chameaux“. Sur la toile, cette scène-là est déjà passée : Rebecca a proposé son aide, les chameaux d’Éliézer doivent s’abreuver quelque part en dehors du cadre et voici l’envoyé d’Abraham présentant des bijoux à l’heureuse élue. Dans une humble retenue, elle semble demander à Éliézer de lui confirmer son choix.
Treize femmes et dix vases entourent cette demande en mariage. Les réactions varient parmi les travailleuses. Trois femmes remisées sur la droite ont cessé toutes activités. Les vases sont posés, les paires d’yeux jaloux se sont figés sur les brillants cadeaux. Sur la gauche, dans la longue file d’attente vers le puits, certaines se questionnent intriguées, d’autres papotent indifférentes. Juste derrière Éliézer, une travailleuse remonte lentement sa jarre en laissant traîner un oeil. Une consoeur trop absorbée par la scène verse de l’eau par terre alors que d’autres s’en retournent au village avec leurs jarres bien remplies.
L’arrière-plan est également rythmé par deux paysages distincts. A gauche, on découvre la cité avec ses maisons étagées et l’église de la communauté. Le paysage de droite – nettement plus sauvage – offre seulement quelques arbres et une bergerie sans étage. Un fossé situé au beau milieu de la toile creuse l’écart entre ces deux univers délimités par deux bornes monumentales. Ces piédestaux bien mystérieux font penser à des sculptures contemporaines. Serions-nous face à un clin d’oeil futuriste de Poussin au Pot doré de Jean-Pierre Raynaud ?
La beauté, un puits sans fond
Cette toile est commandée par Jean Pointel, un ami de Poussin qui a flashé sur La Vierge cousant avec ses compagnes de Guido Reni. Encore sous le choc, il réclame une toile avec « plusieurs filles, dans lesquelles on peut remarquer différentes beautés ». Poussin s’exécute. Dans la Genèse 24, il y a ce passage où Rebecca est choisie par Éliézer au beau milieu d’un groupe femmes. Dans cet instant – idéal pour présenter une guirlande de beautés – le peintre en profitera pour faire son clin d’oeil aux sculptures de l’antique et aux beautés modernes de Reni, Rubens
et Raphaël.
Pour mieux révéler toutes ces beautés, Poussin s’appuie aussi sur le vase : un volume qui permet de stocker l’eau mais aussi une forme qui permet de marquer une silhouette. Épaules, hanches, cou… Poussin n’est pas le premier à rapprocher ces anatomies. Il y a près d’un siècle, le penseur Firenzuola – dans son Dialogue(1548) – calquait l’harmonie des formes du vase avec celles d’une femme. L’ouvrage va perdurer. D’ailleurs, Pietro Testa – un artiste proche de Poussin – lira Le Dialogue en griffonnant des notes et des dessins d’amphores. Il est fort probable que Poussin ait parcouru l’ouvrage avant de disposer les dix vases autour de Rebecca et ses consoeurs.
La symbolique du vase permet aussi de révéler un autre langage de beauté, au-delà du formel. Quelque part entre la grâce, l’intelligence et la bonté… L’exercice n’est pas simple, y’a qu’à voir les oeuvres du Parmesan. Le maniériste a souvent placé ses modèles à côté de quelques vases. Dans La Vierge au long cou (v.1535) ou sur les fresques de S. Maria della Steccata (1531), il présente des silhouettes belles comme des cygnes, mais pas seulement. Partout, il place des éléments d’architecture, d’étranges colonnes, des vases sur les têtes, des situations plus ou moins équilibrées… Poussin aurait-il choisi ce même vocabulaire – fait de mystère – pour dépasser la beauté plastique, toute relative ?
Contre mauvaise fortune…
Depuis des lustres, le vase est un symbole de la virginité de Marie et une métaphore de la Grâce divine. Dans les Annonciations, l’objet accompagne la Vierge. C’est la cruche précédent la crèche, le signe avant-coureur de l’élection divine. Rebecca est une Vierge avant l’heure, une Annonciation en version très originale dans laquelle Poussin vient appuyer la symbolique du vase fécond en superposant personnages et paysage.
Sur la droite, les jalouses sont associées à une bergerie sans étage, inanimée. D’ailleurs, elles sont trois, immobiles, comme les poutres qui soutiennent le maigre toit de la bergerie. En revanche, le groupe de gauche qui s’agite permet d’abreuver le village tout plein de vie (aux étages des maisons, du linge pend aux fenêtres). Féconde activité et stérile inaction s’opposent. Apitoyées sur leur triste sort, le gang des jalouses ne semble pas s’en remettre. A défaut de s’asseoir dessus, il y en a même une qui s’accoude sur son vase, méprisant cette grâce divine trop ingrate.
L’envoyé d’Abraham – débarqué de nulle part – symbolise aussi la grâce providentielle. Semblable à cette étrange colonne surmontée d’une sphère, il incarne la providence divine. Ce pilier est d’ailleurs doublé par un second piédestal (planté au fond de la toile) surmonté d’un vase. Sphère et vase sont placés sur un même piédestal. Au-delà des trois jalouses et de l’humble Rebecca, Poussin nous révèle d’autres attitudes face au coup du sort : indifférence, curiosité, attente. Il y a notamment cette femme qui s’en retourne au village en nous adressant un petit sourire du coin de l’oeil. Elle porte haut son vase et culmine, seule. Ravie de ce qu’elle a, sans être Rebecca. Serait-ce là une manière de faire contre mauvaise fortune, bon coeur ?