Avec les escaliers de Montmartre, le Pont des arts, c’est de la crème de carte postale. Sur son petit plancher de bois dressé au dessus de la Seine, les amoureux défilent bienheureux à l’idée d’accrocher leurs cadenas, preuve d’un amour tout à fait verrouillé lorsque la clé est jetée dans l’eau de rose. Pourtant, au milieu des sourires et des lampions, une impression étrange se diffuse. L’ouvrage semble souffrir face à la quantité de cadenas accrochés par milliers. Cette mode trop pesante semble confondre la délicate passerelle avec un pont invulnérable. Etrangement, le malentendu ne date pas d’hier…
Trop coquette pour glorifier les conquêtes
La passerelle est créée à une époque où l’on apprivoise tout juste les métaux. Il est encore un peu tôt pour l’Empire State Building mais l’Angleterre a déjà construit son premier pont en fonte. Avance insupportable pour Bonaparte qui décide en 1801 la construction d’un passage piéton en fer entre le Louvre et l’Institut. Malheureusement, le 1er Consul n’aime pas le résultat. Il s’imaginait un pont robuste mais il ne voit qu’une passerelle trop coquette pour porter sa grandeur. Pas assez Auguste, pas assez robuste. Où est la pierre ? La fine structure métallique de l’ouvrage lui ferait-elle penser à l’armature d’une crinoline prête à danser au bal ? Bonaparte n’aime pas les danses, les violons et ces chapeaux à plumes qui papillonnent sur le pont. Il leurs préfère les marches, les tambours et les casques à cimier. Une passion guerrière qui entraine vite sa chute et manquera – 100 ans plus tard – d’emporter la passerelle, fragilisée par les bombes de deux guerres mondiales. Toute tremblotante, elle est fermée au public en 1970. Le pont des arts mute en pont désert.
Une promenade sur l’eau de rose
La passerelle est reconstruite en 1984. La coquette renforcée par l’acier accueille à nouveau les amoureux qui papillonnent sur le plancher. Pour agrémenter leur ballade, les paires de promeneurs imaginent pour le pont une attraction nouvelle. Inspirés par des touristes venus de l’est, ils commencent, en 2008, à accrocher des cadenas sur les parapets. Amour uni à double tour, comme le casier du vestiaire de la piscine. Sauf qu’ici, seule la clé va faire trempette pour rouiller et verrouiller un amour dans l’eau de rose. Les férus de laiton réalisent une œuvre d’art collective. Une œuvre signée Ricky + Rach, Andy-Lilo ou C+F. Aux extrémités du pont, là où les parapets donnent sur les quais, seuls quelques cadenas isolés dansent sur la grille qui scintille. Ca devait être comme ça au début. C’est léger, c’est joli.
Quand les cadenas se font la malle…
Avec les années, le succès des cadenas monte en flèche. Cupidon a remballé les siennes depuis longtemps. Rien à faire par ici. Toujours plus nombreux, les touristes poursuivent leur œuvre en se procurant un cadenas auprès d’un vendeur de Tour Eiffel reconverti (le VRP consciencieux met aussi à dispo le stabylo pour la signature). Sur les grilles, les ex-voto métallisés s’amoncellent, accrochés les uns aux autres pour former une tumeur. Le mot est un peu fort ? Possible. Mais en juin dernier, une grille est emportée. Depuis, panneaux de bois et barrières de chantier pansent les grilles abîmées. Le trop-plein de cierges a fini par enflammer l’église. On imaginerait presque tous les cadenas filant au fond de l’eau, retrouvant leurs clés pour s’ouvrir à nouveau. Pensée traumatisante pour les amoureux fidèles… Mais qu’ils se rassurent, tout va bientôt rentrer dans l’ordre. Depuis peu, sont installés les premiers panneaux de verre. Exit les cadenas. Transparence sur la Seine, toute belle. La passerelle est légère et il n’y a pas qu’elle. Car si l’Amour donne des ailes à ses ouailles, celles-ci vont bientôt pouvoir s’envoler sans toute cette ferraille.
Post-imaginarium : Pour les photographes du Pont des Arts, l’objectivité de l’objectif ne doit pas être simple. On doit vite être tenté par la reproduction des symboliques rosées associées à ce lieu. Comment produire une belle image tout en captant la réalité d’un décor abîmé ? Ca tient presque du photo-journalisme cette mince affaire…