Il y a des hommes que l’on associe immédiatement à leurs créations en série. Ainsi Monet et ses Nymphéas, César et ses Pouces, Stark et ses brosses à dents. Pour Vauban, ce sont ses citadelles. 300 places fortifiées bâties au cours d’une carrière de 40 ans passés dans la même boîte : la France de Louis XIV. Ingénieur de formation, il assiège des villes, en fortifie d’autres, histoire de renforcer des frontières que le roi s’entête à étendre. Vauban ne verse pas dans le show chevaleresque. Il mesure les risques avant de déployer sa logistique patiente pour préserver les hommes. Ce bourguignon laborieux passe sa vie sur les routes de France et observe aussi la misère. En esprit libre, il osera proposer un impôt établi en fonction des richesses réelles. Révolutionnaire Vauban. Il avait un faible pour les forts mais aussi pour les faibles. Ca lui jouera des tours.
La guerre, le nerf de la gloire.
Vauban connaît le Grand Siècle de Louis XIV. A cette époque, grands ducs et grands seigneurs descendent de leurs grands chevaux car le roi centralise le pouvoir autour de sa divine pomme. Un sens politique très fin – quasi gourmet – l’amène aussi à s’entourer des hommes qui comptent. Avec Colbert, l’industrie et le commerce dégagent des excédents que Louis XIV dépense dans ses guerres. La guerre, le nerf de la gloire. Le Roi Soleil crache régulièrement son feu sur les voisins – les Habsbourg d’Espagne – qui sont partout, même dans les Flandres. C’est d’ailleurs là que ça chahute le plus souvent.
Au XVIIIe siècle, la stratégie militaire offre deux options. D’un côté, le style « Turenne » : une charge panachée, servie sabre au clair avec tambours, chevaux et grelots pour transpercer. De l’autre côté, le style « Vauban » : une logistique patiente, à coups de pioche et tranchées pour étouffer. Moins spectaculaire, cette école-là ne reste pas sans danger. Vauban ira même se prendre une balle en pleine joue lors du siège de Douai (1667). Sur ses portraits, sa cicatrice brunie ressemble à une « mouche » de courtisane. Après « la coquette » sur la lèvre, « l’effrontée » sur le nez, « la discrète » sur le menton, Vauban invente « l’assiégée » en pleine poire. Un contrepied à l’étiquette ronflante de Versailles… Pendant ce temps, à Lille, Dunkerque, Valenciennes, les sièges et les batailles grondent. Avec tous ces conflits incessants, la frontière du nord est complètement déconfite. Comme après un échange de bises entre lépreux, il y a des petits bouts à nous chez le voisin, des petits bouts du voisin chez nous. Vauban veut clarifier la chose, quitte à abandonner certains villages. Cette rationalisation des frontières s’appelle le « pré carré » et les citadelles en étoile en sont les barbelés.
Des citadelles 5 étoiles
On dit « citadelle Vauban » mais en réalité, cette structure en étoile n’est pas de lui. Ce sont les italiens du XVIe siècle qui ont inventé la chose après avoir vu leurs vieux donjons tomber en mille morceaux sous la ferraille française. Des ingénieurs comme Michel-Ange (en réponse à l’appel d’offre de duchés émiettés) ont planché sur un édifice nouveau, ignorant le canon. La nouvelle structure serait basse, enterrée, avec des remparts obliques, épais, de briques et de terre. La nouvelle enceinte pentagonale avec des bastions aux extrémités prend une forme en étoile dont les pointes peuvent se défendre mutuellement. Tout autour de l’édifice, on jardine des talus compliqués pour voir venir de loin les coquins.
Vauban s’appuie sur cette formule pour l’améliorer. Il sépare les bastions de l’enceinte, renforce des demi-lunes, multiplie les redoutes, abaisse certains talus, en remonte d’autres… Un jargon épais comme une muraille signifiant grosso modo qu’il fallait être nombreux, pas pressé et bien équipé pour prendre ces citadelles (1 beau schéma ici). Après ses premiers succès, Vauban formalise ses méthodes et industrialise les constructions. Pour inspecter ses 300 chantiers, il passera sa vie à parcourir la France dans sa petite calèche tirée par des mulets. Là il observe et sonde la misère des campagnes.
Un faible pour les forts, un fort pour les faibles.
À Versailles, Vauban n’a jamais fait dans la courbette, bien au contraire. Ce militaire ne se prive pas de partager ses pensées au roi Soleil qui manque parfois de lumières. Louis XIV révoque l’édit de Nantes (1685) : les protestants à nouveau torturés, contraints de se convertir ou de quitter les lieux. Vauban a le foie retourné. Il écrit au roi en avançant des arguments économiques, logiques, froids comme la gouvernance. Tous ces protestants qui filent aux US ou en Prusse ne jouent-ils pas contre l’économie de sa majesté ? Il n’aura pas de réponse.
Et pour ne rien ajouter à son crédit de courtisan proche du zéro, Vauban fuit le frivole. Sa Flûte Enchantée ne se joue pas aux jardins de Versailles mais dans sa campagne de Basoches. Là, il se ressource, réfléchit puis fixe sur papier tout un tas de pensées : Les Oisivetés. Vauban se penche notamment sur la condition paysanne avec un chapitre intitulé « La cochonnerie, ou calcul estimatif pour connaître jusqu’où peut aller la production d’une truie pendant dix années de temps ». L’ingénieur cherche des solutions pour que les gens ne meurent plus de faim. Visionnaire le monsieur. Plus tard, il écrit « La Dîme Royale » (1707). Son idée ? Proposer un impôt par tête, établi en fonction de la richesse réelle du contribuable. Encore un truc extraordinaire. Mais cette fois, la publication est interdite. Face à la censure d’un roi Soleil trop froid, Vauban est emporté par une fièvre. Il avait un faible pour les forts mais aussi pour les faibles, ça lui a joué un tour. Qu’il se console, sa mémoire restera toujours associée à des forts imprenables. Ca vaut largement des nénuphars, des pouces ou des brosses à dents.