Napoléon a toujours soigné son image, la contrôlant jusqu’à l’invention, quitte à prendre l’Histoire pour son agence de pub. Lorsqu’il est Premier Consul, il commande des œuvres pour immortaliser les marches de son ascension : campagnes militaires, sacre, traité, etc. Un canevas de toiles plus ou moins mensonger pour rapiécer sa légende.
« Napoléon visitant les pestiférés de Jaffa » (1804) est un épisode de la campagne de Syrie, l’une des nombreuses promenades de Napoléon visant à faire régner la plaie dans le monde. En mars 1799, alors qu’il vient de prendre Jaffa, une épidémie de peste s’abat sur ses troupes. Gros nous dépeint un général courageux qui, à l’image du roi thaumaturge, vient guérir les lépreux en leur chatouillant les bubons. La scène est déjà burlesque mais elle n’est que la face émergée de la farce. Bonaparte a effectivement voulu soigner les malades, à sa façon, mais ça ne s’est pas vraiment passé comme ça…
« J’vous ai apporté des bubons »
En mars 1799, Bonaparte poursuit sa campagne d’Egypte vers la Syrie. En bon général du Directoire, il assure la politique expansionniste de la France – Pays des droits de l’Homme Riche et du citoyen et des chapeaux pointus Turlututu – qui envahit le monde un peu partout. Depuis le débarquement d’Alexandrie du 1er juillet 1798, Bonaparte a remporté de très belles victoires. Des victoires obtenues au canon face à des chameaux mamelouks qui n’en finissent plus de compter leurs bosses. Mais assez vite, Bonaparte essuie les premiers revers. Après avoir vu sa flotte coulée par les anglais en rade d’Aboukir, il doit poursuivre sa lancée vers la Syrie où il prend Jaffa. Malheureusement, depuis la prise de la ville, une épidémie de peste s’est répandue parmi les soldats.
En bon chef de troupe, Bonaparte vient rendre visite à ces 200 pestiférés avec son chirurgien en chef Desgenettes. Les bubonneux sont rassemblés dans une mosquée-infirmerie située au pied d’une colline. Les corps s’entassent entre des arcades en tous genres, entre ogives chrétiennes et arcs musulmans en « fer à cheval ». Une architecture farfelue qui souligne bien le réalisme de la scène. Au loin, on aperçoit le drapeau tricolore, ce voile magique qui permet à Napoléon d’incarner une démocratie républicaine tout juste libérée de la figure royale…
a bonne blague. Bonaparte sait que les français restent attachés à un exécutif fort. Ils ont beau hurler « Liberté ! », ils restent pétris par 1500 ans de royauté. Du coup, le général emprunte les références adéquates pour évoquer le souvenir des têtes couronnées. On le voit approchant les pestiférés pour toucher leurs bubons, clin d’œil aux rois thaumaturges de l’ancien régime qui touchaient les plaies des malades pour les délivrer de la maladie. Avec cette peste, Bonaparte a tout gagné : il légitime sa position de souverain et illustre son courage dans la tourmente. La tourmente de ses soldats périssables et plus vraiment présentables à qui il a apporté des bubons.
Napoléon ou Apollon ?
Bonaparte et Gros se sont rencontrés en Italie quelques années auparavant. A l’époque, le bicorné est déjà en campagne alors que Gros peint les portraits de riches familles génoises. Exilé en Italie, l’artiste a fui la Révolution et la rigueur de son maître David. Ce dernier aimait à représenter les évènements de 1789 à travers de vertueuses références antiques. Avec Gros ça va changer, les Sabines et les Horaces vont pouvoir se rhabiller. Après lui, la peinture romantique traitera directement de l’actualité : des conflits armés aux faits divers.
Ceci étant dit, l’artiste va tout de même respecter l’héritage néoclassique de David. Dans cette mosquée-infirmerie, il dispose Napoléon et ses pestiférés selon l’équilibre antique appliqué 1000 fois par son maître. Les arcades de Jaffa sont d’ailleurs un clin d’œil à celles du Serment des Horaces. Les gestuelles au centre de la toile sont également calquées sur le canon néoclassique. La délicate main de Bonaparte – comparable à celle d’un enfant caressant un poney pour la première fois – est un emprunt à la pose de l’Apollon du Belvédère.
Cette douceur suspendue contraste avec la tension des corps meurtris du premier plan. Ces corps-là amorcent les tensions du romantisme, tout comme la mise en scène de la toile qui oppose le sublime au morbide. Le sublime ? C’est la lumière dorée et les étoffes soyeuses d’un général héroïque, bravant les dangers d’une épidémie tombée sur les hommes comme une fatalité. Le morbide ? Ce sont les chairs déjà bien avancées de fantassins venus se perdre dans les sables, rongés par la peste et les remords aussi. Dans la pénombre du premier plan, on croit voir le damné du Jugement Dernier, la tête agrippée dans ses mains. Vient-il de comprendre le burlesque de cette visite ? Vient-il de comprendre que cette fine branche d’espoir à laquelle il s’accrochait n’est autre que le nez de Pinocchio ?
Médecine de général et tiers-payant
Ce damné au premier plan semble avoir quelque chose à se reprocher. En réalité, derrière ce regard et les murailles de la ville, Gros a pris soin de cacher les atrocités commises par les français. Après la prise de Jaffa, les troupes de Napoléon ont massacré à l’arme blanche près de 3000 prisonniers ottomans. L’objectif de cet abattoir ? S’éviter des prisonniers tout en économisant la poudre. Un massacre colonial « avant-garde » facilement justifié par Bonaparte : les ottomans sont des « untermensch » placés en dehors de la civilisation qui ne sont donc pas justiciables. Le genre de posture qui sera reprise plus tard par des criminels plus ambitieux.
Cette implacable froideur face aux prisonniers ne s’applique pas seulement aux adversaires. Comme le bicorné n’envisage pas non plus que ses pestiférés soient fait prisonniers, ces derniers seront également les tiers-payants de sa médecine. Après sa visite aux malades, Napoléon demandera tout simplement à son chirurgien Desgenettes de les soigner au mercure. Un mercure qui ne devait pas servir à remplir des thermomètres sinon les gosiers de soldats… Histoire de faire tomber leur fièvre, une dernière fois.
Si Desgenettes refuse d’administrer la dose mortelle, le pharmacien en chef de l’armée s’est plié aux ordres. Mais il a dû faire ça en tremblotant car sur la trentaine de soldats empoisonnés, 7 gars vont survivre et prendront soin de raconter la vraie Histoire. Une toute autre Histoire que celle inventée par Napoléon. Difficile de retenir un sourire en repensant à ces paroles prononcées devant les pyramides : « Soldats, songez que du haut de ces monuments, quarante siècles vous contemplent ». Pas sûr que 40 siècles d’Histoire aient pris le temps de s’attacher à cette bande de rapins venue se perdre dans les sables pendant quelques jours…
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