Bouchardon achève « L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule » en 1750. À l’époque, le sculpteur est déjà une star qui façonne tout : fontaines, statues, médailles, dessins… Collectionné par les grands noms du moment, Bouchardon ploie sous les commandes. Mais il a du ressort, comme l’arc de son Cupidon.
C’est le roi Louis XV qui commande l’ouvrage exposé à Versailles en 1750. Pendant 10 ans, Bouchardon réalise tout lui-même, jusqu’aux tâches les plus triviales comme le ponçage. Il s’agit de plaire au roi. Malheureusement, la sculpture ne restera pas. Pourquoi donc ? Son adolescent trop moqueur aurait-il fait une bêtise ?
Une masse gratinée
Cet adolescent qui fait ployer son arc est l’Amour. Pas d’erreur possible : le fils de Vénus est tout nu avec un carquois de flèches dans le dos entouré d’une immense paire d’ailes. En revanche, il n’est pas cet enfant virevoltant avec de grosses joues de cadum qui décoche ses flèches au hasard. Cet Amour-là prend son temps. À presque 18 ans, il termine à peine la fabrique de son arc dans une massue de bois. Pour l’instant, le divin artisan vient de s’arrêter pour tester sa flexibilité. Son sourire se dessine comme l’arc se plie, la souplesse du bois semble convenir.
L’Amour est assis sur un épais tronc de laurier recouvert de la peau du Lion de Némée, souvenir du célèbre tableau de chasse d’Hercule. On comprend alors d’où vient la massue. On comprend mieux aussi l’heureux rictus du Cupidon, espiègle : il a dérobé sa masse à Hercule pour y sculpter son arc. Une redoutable matière première qui annonce des flèches capables de transpercer tous les cœurs. Aux pieds de Cupidon traîne un burin idéal : le glaive de Mars, dieu de la guerre. Encore un qui s’est fait détrousser ? Aucune force ne semble résister à l’Amour…
En tournant autour de l’Amour, on découvre l’ensemble du larcin : le casque de Mars fait aussi partie du butin. Entre la crinière du Lion et le panache du casque, les trophées de guerre semblent reconvertis en un siège militaire inhabituel. Le rieur s’est commodément installé. Tout est confortable à l’œil aussi. On se promène autour de la sculpture en suivant une spirale douce : le corps retourné, lanière du fourreau, queue du lion, la corde de l’arc. Par terre, le bout de la corde de l’arc s’échappe du socle rond comme un serpent qui se faufile discrètement vers le visiteur. Elle va bientôt se tendre pour aller le piquer…
La Nature, maîtresse de Bouchardon.
Bouchardon nait dans une famille de sculpteurs, en Champagne à 15 kilomètres de l’ange souriant de la cathédrale de Reims. À 24 ans, il quitte sa bulle pour Paris et devient l’élève de Guillaume Coustou (père des chevaux de Marly). En 1723, il part fourbir ses ciseaux à Rome. Pendant neuf ans, il travaille tout : dessin, médaille, estampe. Il maîtrise tout : crayon, sanguine, plâtre, cire, terre cuite, marbre et bronze… L’artiste génial s’attire tôt des commandes prestigieuses du pape et de cardinaux connaisseurs.
Bouchardon est finalement rappelé en France. L’Etat – sponsor du séjour romain – réclame son retour sur investissement. Nommé sculpteur du roi, logé au Louvre, on lui confie d’importantes commandes comme la Fontaine de Grenelle ou la statue équestre de Louis XV. L’antique et la Renaissance italienne nourrissent tout son art. Pour l’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, Bouchardon a croqué les torses d’un Eros réalisé par Lysippe et il s’est inspiré du Cupidon peint par le Parmesan (v. 1533). Les cheveux de son Cupidon noués par un ruban sortent tout droit du vestiaire antique romain.
Bouchardon mêle ses inspirations italiennes avec la transcription minutieuse de la réalité. Il écarte l’outrance baroque pour suivre les règles de la nature, « maîtresse commune à tous les grands artistes ». Le sculpteur puise son inspiration dans les rues de Paris, à la recherche de modèles de la vraie vie. Bouchardon trouvera son Cupidon sur les bords de Seine. Il réalisera des croquis du modèle sous tous les angles pour scruter la vérité de l’adolescence. Cet instant entre deux âges où le corps grandi de manière inégale. Les regards avertis auront surpris les bras démesurément longs du modèle.
Débats amoureux.
L’Amour de Bouchardon n’est pas du goût de tous. Le naturalisme du modèle heurtait déjà les sensibilités, mais voir le Dieu de l’Amour agir en charpentier finit d’en bouleverser plus d’un. Comment l’Amour peut-il s’abaisser à un travail manuel ? Voltaire – qui salue pourtant le génie de Bouchardon – adressera une autre pique au créateur de l’archer :
« J’ai peur que la pensée de Bouchardon ne soit qu’ingénieuse. Il faut, je crois, pour rendre une pensée fine que l’expression de cette pensée soit aussi gracieuse à l’œil que l’idée est riante à l’esprit. Sans cela, on dira : un sculpteur a voulu caractériser l’Amour, il a fait l’Amour sculpteur. Si un pâtissier devenait peintre, il peindrait l’Amour tirant de son four des petits pâtés. »
Ces tartes à la crème n’empêchent pas Bouchardon d’achever son oeuvre présentée à Versailles en 1750. Mais c’est là que les choses se gâtent. On expose l’Amour au salon d’Hercule, sous un plafond célébrant le héros grec, symbole du souverain français victorieux. Provocante scénographie. Tous les jours, le roi croise le sourire narquois de l’archer assis sur les trophées de Mars et d’Hercule. Les couloirs de Versailles se mettent à gronder. Comment Louis XV peut-il autoriser ça ? Serait-il faible ? On repense à la scandaleuse signature du traité d’Aix-La-Chapelle qui n’a rien offert à la France pourtant victorieuse. Avec la statue de Bouchardon, le pauvre Hercule n’en finit plus d’être moqué.
Trop provoquant, l’Amour doit s’envoler pour l’Orangerie de Choisy. Loin des représentations officielles, loin d’un Hercule souverain. La résidence accueille les amours de Madame de Pompadour et Louis XV. Voilà un lieu convenable pour terminer son arc tranquille… Malgré les piques reçues, malgré l’exil, l’oeuvre deviendra vite célèbre. Editée en biscuit de Sèvres, elle se diffuse partout. Transportée au Louvre pour une énième copie, elle sera désormais admirée de tous. Irrésistible triomphe de l’arc… Mais cette fois, il ne s’agit pas d’une pierre monumentale sous laquelle viendrait défiler une armée bien rangée. Cet arc-là, on lui tourne autour avec un petit sourire discret, esquissé comme un bois tendre qu’on essaierait de plier.
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