MAGIE ROSE

par François Bénard
© Louvre Ravioli

Au Louvre, les figurines de la galerie d’art copte présentent les croyances égyptiennes du IIIe/IVe siècle. Le visiteur se fera notamment toiser par une ribambelle de génies chargés de chasser l’esprit malin. Par ici, faut pas avoir grand-chose à se reprocher. En fuyant vers la vitrine voisine, on croise cette étrange statuette au regard percé.
Placée entre un pot de terre et une feuille de plomb, cette figurine aux allures dada fait partie d’un Ensemble Magique confectionné par un magicien de l’Égypte romaine. Si la religion de Jésus essaime à l’époque, certaines croyances millénaires persistent, comme les épineux en hiver. Ici d’ailleurs, pas de couronnes d’épines ni de clous sur la croix, mais les aiguilles d’une passion moins universelle. La passion d’un amoureux désireux d’envoûter sa « très bientôt » promise.

Ensemble magique IVe siècle - Musée du Louvre © Louvre Ravioli
Poupées désarticulées © Marie.Vandenboschelaguardia
L'esprit de la forêt ? Le voyez vous? © Fonico

« Vous avez reçu un charme »

Face à cet « Ensemble magique », le visiteur du Louvre – toujours délicat et dépourvu de cynisme – fixe cette figurine accroupie, ligotée, criblée d’aiguilles. Elle en a partout : dans les oreilles, le haut du crâne, le thorax, les yeux, l’entrecuisse… Sévère acupuncture. Cet envoûtement vise une égyptienne appelée Ptolémaïs, sans doute la jolie fille d’un village du IVe siècle égyptien qui fit tourner la tête d’un certain Sarapammon. Tout bouillonnant de sa fièvre amoureuse, l’entiché s’en est allé consulter le magicien du village pour lui envoyer un charme. Son objectif ? Que Ptolémaïs vienne à lui, comme par magie.

Le prêtre lui a préparé un kit amoureux. Il a disposé la poupée percée au fond d’un pot de terre, avec une fine feuille de plomb décrivant le sortilège amoureux. On a retrouvé cet ensemble magique dans un cimetière. Cette joviale disposition s’explique. Dans les croyances magico-religieuses de l’époque, on s’adressait à l’esprit de jeunes morts avant l’âge pour les adjurer d’accomplir certains gestes. Ainsi, le sortilège de Sarapammon s’adresse à l’esprit d’Antinoos (sa tombe ne devait pas être loin du lieu où le kit fut retrouvé), en charge de la réalisation du charme amoureux.

Pour soutenir Antinoos dans sa mission, le sortilège invoque tous les dieux des mondes des morts : Perséphone (Grèce), Pluton (Italie) et Anubis (Égypte). Comme il n’y a pas de frontières là-dessous, on peut mobiliser tous les sous-sols. Sur la feuille de plomb, le scribe convoque aussi d’autres garçons et filles morts prématurément. Fort de tous ces soutiens, Antinoos peut lire la mission commandée par l’amoureux transi :

« Éveille-toi pour moi et rends-toi à chaque lieu, à chaque quartier, à chaque maison et lie Ptolémaïs (…) afin qu’elle ne s’unisse en aucune façon et qu’elle ne puisse prendre aucun plaisir avec un autre homme, sauf avec moi seul Sarapammon ».

Une magie très sympathique

L’envoûtement est une pratique qualifiée de sympathique. Non pas dans le sens « chic » ou « amicale », car on a déjà vu chose plus aimable que de se retrouver avec 13 épingles dans l’entrecuisse. Non, il s’agit plutôt du phénomène d’interaction à distance que l’on retrouve en médecine, dans le rapport sympathique entre le nez et la bouche par exemple. Pour les prêtres égyptiens, il s’agit d’établir une action à distance entre un être et sa statuette. Pour que la magie opère, les prêtres ont dû insuffler la vie aux figurines d’argile.

Au temple, ces docteurs Frankenstein ont planché sur de nouveaux rituels. À force d’incantations et de discussions avec le soleil, ils finissent par trouver la bonne formule. Une fois leurs figurines « habitées », les envoûtements ont pu commencer. Très vite, les pharaons se sont montrés friands de ces pratiques sympathiques. Normal, ils pouvaient dès lors commander à leurs magiciens de paralyser l’ennemi nubien ou hittite. Depuis leur laboratoire de croyances, ces derniers inventent la figurine ligotée, symbole de l’ennemi soumis. Dès l’Ancien Empire, il est convenu d’enterrer les figurines dans un cimetière pour s’adresser aux esprits qui devront réaliser le sortilège.

Manipulated © Bettinadupontphotographie

Au fil des siècles, les domaines d’application de la magie se diversifient. Du pharaon aux paysans, tout le monde veut s’équiper contre la malchance ou provoquer la chance. Les prêtres s’adaptent. Sur les feuilles de plomb, les archéologues retrouveront toutes sortes de requête : accroitre les récoltes, améliorer sa mémoire, provoquer un accident de char, donner à un ennemi l’apparence d’un âne… Dans la masse de doléances, la santé et le sexe prédominent. Malins comme pas dieux, les prêtres recyclent leurs figurines. Ainsi, la posture de l’ennemi ligoté et accroupi sera ressortie pour la femme à conquérir.

Et ça marche !

Cette figurine ligotée et accroupie, ne présageait rien de bien délicat. La lecture plus approfondie du sortilège adressé à Antinoos confirme l’intuition :

« Empêche-la de manger, de boire, jusqu’à ce qu’elle vienne à moi, Sarapammon ; traine-la par les cheveux, par les entrailles, jusqu’à ce qu’elle ne me quitte pas, elle Ptolémaïs, soumise pour toute la durée de ma vie, m’aimant, me désirant».

L’image d’un Roméo sous le balcon a disparu. Elle vient de laisser sa place à un pique-assiette salivant sur un bout de chair hérissé de baïonnettes apéritives.

The head in the cloud © Fred.D

Après avoir déposé son kit amoureux au cimetière, combien de temps Sarapammon a-t-il guetté l’arrivée de Ptolémaïs ? Est-elle seulement repassée dans son quartier ? Quand on sait que les prêtres étaient payés pour proposer leur magie, une réflexion d’homo economicus traverse l’esprit. Comment ces pratiques tarifées ont-elles perduré si longtemps ? Contrairement au commerce des indulgences de Léon X, les clients de cette sympathique croyance pouvaient observer – de leur vivant – le résultat de la prestation. Ça devait donc marcher ? Au moins dans une certaine mesure… Mais dans quelle mesure ?

Dubitatif, on pense à l’expérience de Milgram (1963). Ce protocole a évalué le degré d’obéissance d’un individu devant une autorité jugée légitime. On imagine Ptolémaïs au village. Elle vient d’apprendre que Sarapammon est allé consulter un magicien pour lui jeter un charme en s’adressant aux esprits et aux dieux. Mince… Que peut-elle faire contre les pratiques d’un magicien ? Comment ne pas se plier à la volonté des dieux ? Difficile de se mettre à sa place. Difficile d’apprécier le poids des croyances d’une époque si lointaine. Mais aujourd’hui, on délègue bien notre libre-arbitre à d’autres spécialistes : « Une expo à adorer » car la presse la recommande, « Une treizième paire de chaussures à s’offrir » car les maîtres du bon-goût nous la réclament… Et où file notre sens critique dans ces cas-là ? Il disparait. Comme par magie.

Louvre Ravioli