Au beau milieu du quadrillage de Manhattan, une antenne pointe le ciel à 440 mètres d’altitude. L’Empire State Building signe l’horizon new-yorkais depuis 1931. A l’époque, le boom économique des années folles voit naître d’immenses fortunes. Après avoir réussi dans l’industrie, certains font construire des tours. Un placement immobilier sans risque qui permet aussi d’immortaliser certains égos. Walter Chrysler ne vient-il pas d’édifier son Chrysler Building deux ans plus tôt ?
En 1930, c’est John Raskob – ex DG de General Motors – qui commande sa tour à l’architecte William Lamb. L’édifice est dessiné en 2 semaines. Simple comme un Lego, les étages de l’Empire State Building s’empilent entre janvier 1930 et mai 1931. Il n’aura fallu que 15 mois pour construire ce gratte-ciel. C’est peu.
Quand les gagnants de l’auto grattent le ciel…
L’édifice est conçu juste après la course folle des années 20. L’émergence de la production de masse permet de consommer beaucoup pour pas cher : autos, aspiros, grille-pains, lave-linges, spectacles, films, clopes, téloche. Tous les besoins – réels ou rêvés – sont comblés. Cette boulimie à facettes voit naître les premières grandes fortunes comme les patrons de Chrysler et de Général Motors qui ont choisi de fabriquer plutôt que de consommer. Ces gagnants de l’auto veulent désormais gratter le ciel. Il s’agit d’investir dans de vastes projets immobiliers en construisant les plus hautes tours du monde. Toutes ces surfaces feront de beaux bureaux en plein cœur de Manhattan. En 1928, Walter Chrysler a déjà fait construire le Chrysler Building qui culmine à 318 mètres. Record à battre.
La chose n’est pas facile depuis la crise de 1929. Les années 20, ces années vaines, sont balayées. Finie l’illusion de la croissance exponentielle, on ne peut pas vendre 4 voitures à un américain qui en possède déjà deux. John Raskob – ancien de la General Motors – insiste malgré tout pour édifier sa tour. Il va faire construire son Empire State Building alors que tout s’effondre.
Un lego monté en flèche
Le chantier démarre en janvier 1930. Depuis la récente invention de l’ascenseur, il n’y a plus d’obstacle à la hauteur. On peut désormais empiler les étages jusqu’au ciel. Les aciéries de Pittsburgh débitent des poutres comme un boulanger sortirait ses baguettes. Tout juste extraites des hauts-fourneaux, ces masses encore tièdes arrivent sur le chantier par bateaux entiers.
Sur place, c’est la ruche. Dans la masse d’irlandais et d’italiens, on croise des indiens mohawks qui savent oublier le vertige. Ils se promènent perchés dans le vide pour agripper les poutres bercées dans les airs par les grues. En haut de la structure, des rivets en fusion valdinguent dans les airs. Ces clous massifs sont chauffés à 800 degrés sur des barbecues très efficaces, avant d’être pincés puis lancés à plusieurs mètres de là. Un entonnoir métallique proche du gant de base-ball permet ensuite à un ouvrier de le réceptionner avant de marteler cette masse incandescente. Tout va très vite. On monte parfois un étage dans la journée. Cette ruche voltigeuse contraste avec la rigueur Art Déco des étages qu’elle empile. Ce style aux formes pures fait fureur aux Etats-Unis. Et en terme de pureté, on peut dire que l’Empire State Building ne fait pas dans la dentelle. Contrairement au Chrysler Building qui s’est permis quelques coquetteries ornementales, ce lego-là est monté fissa pour fuser vers l’essentiel.
Lego de l’ego
Mais c’est quoi au juste « l’essentiel » ? Empiler le plus d’étages, le plus vite possible pour rentabiliser un coûteux projet ? N’y aurait-il pas autre chose ? En demandant de rajouter un étage par-ci, une antenne par-là pour gagner 50 mètres, les multimillionnaires des années 20 ressemblent à des enfants sur la pointe des pieds lors de la visite médicale. Ce Lego trip très enfantin ne date pas d’hier. Des premières ziggourats de Mésopotamie aux tours de Dubaï d’aujourd’hui, l’Homme associe sa puissance à la verticale. Donjons, campaniles, clochers, pyramides, cathédrales, beffrois… Toutes les pointes sont bonnes pour étendre son pouvoir à l’infini, qu’il soit politique, économique ou religieux. Les gratte-ciels de New-York ne dérogent pas à cette règle sans mesure. D’ailleurs, Scott Fitzgerald a très bien décrit l’illusion de ce désir de grandeurs lorsqu’il est parvenu au sommet de l’Empire State Building. Une fois là-haut, il a découvert une ville qui n’était pas infinie mais limitée par une étendue de bleu. Cet édifice qui a pourtant cherché à repousser les limites lui aurait révélé une chose : l’œuvre de l’Homme est toujours limitée. Alors autant faire preuve d’humilité.
Louvre Ravioli.
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☞ « Un grand Palais pour tous les goûts » (27 nov 2014)
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