CÉCITÉ DANS LA BIBLE

par François Bénard
© Copies d'après Pieter I Brueghel (1525-1569)

Au Louvre, l’exposition « Une brève histoire de l’avenir » propose d’esquisser une trajectoire de l’aventure humaine. Une aventure aventureuse, pas toujours cyclique, rarement linéaire et souvent cabossée. Pour illustrer le propos, les commissaires ont accroché une copie de La Parabole des aveugles (1568), peinture reflétant les choix hasardeux de l’Homme, éternel ignorant face à son avenir.

Pour sa dernière oeuvre, Brueghel dépeint une ribambelle de moutons aveugles en pleine gamelle. Sévère critique de ses contemporains, l’artiste transmet souvent ses réprimandes en usant du burlesque. Ça passe mieux. Surtout à une époque pas si rieuse où les espagnols ultra-catholiques répriment durement les protestants. Sachant cela, on ne comprend d’ailleurs pas bien le choix de Brueghel, cet érudit clairvoyant. Voyez la scène. Pourquoi moquer ces hommes se détournant du chemin de l’Église à une époque où c’est l’Église qui semble se détourner des hommes ? Mince. Voilà encore un chef-d’oeuvre rempli de mystères… Avec un peu de chance, la chute de l’histoire ne sera pas si obscure.

La Parabole des aveugles (1568) © Copies d'après Pieter I Brueghel (1525-1569)
Regardez-moi dans les yeux © Damien Lamaison

Du choir au matin.

« Laissez-les : ce sont des aveugles qui conduisent des aveugles ; si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous les deux dans une fosse » (Mathieu 15, 14) Ok, très bien. Laissons choir ces aveugles, tous liés à leur bâton en bois de panurge. Dans la Bible, ces aveugles sont les pharisiens qui se détournent du chemin de l’Église. Un peu sadique, Brueghel les a fait passer juste à côté. Comme dans les Fleurs du Mal, ils ont l’air « terribles, singuliers comme les somnambules, dardant on ne sait où leurs globes ténébreux. » Vêtus de haillons pas si miséreux, ces somnambules ont de belles besaces accrochées à la ceinture. Les capes et les bas de chausses leurs offrent une promenade confortable dans la campagne du Brabant.

Cette ribambelle d’aveugles permet à Brueghel de décomposer la chute. Entre l’éclaireur aux 4 fers en l’air et le dernier qui ne comprend toujours rien, les différentes attitudes reflètent les degrés d’angoisse. Le personnage du milieu – chapeau à la main – doit sentir au bout du bâton la crispation de la chute entamée devant lui. Crispation déjà transmise au voisin de derrière, agrippé à son épaule tremblante.

Toutes les cécités sont scrupuleusement représentées : leucome, atrophie des globes oculaires, glaucome mal soigné, etc. La médecine d’alors ne peut pas grand chose. Seul conseil un peu maigre : se faire souffler dans l’œil par quelqu’un qui a une haleine de clou de girofle. Le champignon est-il cueilli dans la campagne du Brabant ? Sans doute, mais pas en cette froide saison. La nature décharnée découvre un horizon serti d’édifices : à gauche, une façade avec un pignon en gradins ; au centre, l’église de Sint-Anna-Pede ; au loin, peut-être un château ou une place forte.

Jungle © Camille Milin Photographies

Des Pays-Bas plongés dans le noir

La peinture de Brueghel ricane souvent. La tradition folklorique de l’époque se riant de tout, les physiques “baroques” ne sont pas épargnés : nains, boiteux, aveugles ou édentés… Cette tonalité légère n’empêche pas Brueghel de pointer les préoccupations de son temps. Au contraire, ces thèmes lui permettent d’illustrer son message. À noter qu’à la fin de sa vie, les personnages sont moins nombreux, plus grands. La composition s’éclaircit. Pourtant, la lecture n’en reste pas moins subtile.

Les Pays-Bas d’alors sont dirigés par une main de fer ultra-catholique, celle de la gouvernance espagnole qui veut tordre le cou aux protestants. Luther a fait des émules dans le coin. Celui-là même qui recommande aux chrétiens de se contenter « de leur baptême, de l’Évangile, de la foi, du Christ et de Dieu qui sont les mêmes en tous lieux, sans se soucier du Pape, aveugle chef des aveugles ». Depuis 1566, la main de fer se resserre. Le duc d’Albe – nouveau gouverneur des Pays-Bas – déroule les gammes du tyran : suppression des libertés, purges dans les villages, élévation de forteresses, ouverture d’un Tribunal du .

Caché perché © Tilala

De culture catholique, Brueghel garde les yeux ouverts. Teintant sa foi d’une forte pensée critique – tout comme Jérôme Bosch – il penche vers les idées stoïciennes. L’Homme est placé au centre. Face au joies ou aux défis du destin, ce dernier doit toujours tenter son aventure malgré les menaces. Ainsi, Brueghel raillera ces êtres qui s’empêchent d’avancer à force de planter des barrières dans leurs propres angoisses. Ça ne l’empêchera pas de moquer par ailleurs, les vaines luttes de l’Homme cherchant à maîtriser les éléments immuables.

Affaire à suivre ?

L’oeuvre est bien reçue par la gouvernance espagnole, bienheureuse de voir ces “pharisiens-protestants” en pleine fosse route. Pourtant, au-delà de cette gamelle trop évidente, Brueghel invite à gratter l’envers du décor. Les interprétations sont infinies. Par exemple, certains observateurs voient en l’arbre mort planté devant l’église le reflet d’une pensée desséchée, celle de ces prêcheurs expédiant au Tribunal du sang ceux qui ne pensent pas comme eux. On pourra aussi voir dans ces aveugles richement vêtus, ces mêmes prêcheurs qui s’éloignent de la morale chrétienne.

Les deux lignes qui composent la toile offrent d’étonnantes correspondances. L’horizon serti de constructions et la diagonale des aveugles semblent se répondre. Ainsi, l’église est placée sur la même verticale que le bâton tenu par l’aveugle qui s’apprête à tomber. S’agirait-il d’une mise en garde envers l’Église face à sa chute prochaine ? Pourquoi pas ? Tout comme l’aveugle déséquilibré, l’Église peut encore lâcher le bâton pour s’éviter le pire… Pas comme cet éclaireur écrasé par terre, placé sur la même verticale qu’une lointaine forteresse. Brueghel annonce-t-il la chute des espagnols ? La forteresse est si loin qu’on la croirait déjà rentrée chez elle… Ces interprétations sont à prendre avec les pincettes du conditionnel. Toujours est-il que les espagnols vont bientôt mettre les voiles. Sur la gauche, les deux lignes de la composition se retrouvent. Elles convergent vers le dernier aveugle, tout proche du village.

Peur Primale © Agent 007

Ce dernier pèlerin sur la gauche intrigue beaucoup. Il est différent des autres. Il est le seul à ne pas être pâle comme un linceul, il est le seul à ne pas exhiber bourse et chapelet, il est le seul à s’appuyer sur son bâton. Tous les bois sont à l’horizontal, sauf le sien. Bien ancré au sol, il semble répondre aux architectures stables du village. Va-t-il tenter de marcher tout seul pour s’éviter une belle gamelle ? Est-il prêt à lâcher la funeste guirlande pour tenter sa propre aventure ? Brueghel ne donne pas la réponse mais il lui en donne les moyens. Affaire à suivre… Seul, évidemment.

Louvre-Ravioli

* Si vous aimez les paraboles bibliques revisitées à la sauce du nord, vous pouvez lire : « L’AUBERGE DE FIN DE JEUNESSE »
** Si vous vous méfiez du doigt pointé par les juges, vous pouvez également lire : « LA ROUE DE L’INFORTUNE »
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