Le Louvre aime Poussin, des salles entières lui sont consacrées. On y voit ses personnages défilant dans leurs toges colorées : Les Sabines se font enlever, Diogène balance son écuelle, Saphire est foudroyée, Moïse est sauvé des eaux… Des épisodes bibliques ou antiques qui n’en finissent plus de vieillir, la faute à un classicisme poussiéreux qui ne serait plus capable d’offrir le grand frisson. Et pourtant, et pourtant… Une toile comme Paysage avec Orphée et Eurydice ne manque pas de surprises.
Original, Poussin a évité de nous servir l’épisode d’Orphée descendant aux enfers pour ramener sa douce. Normal. C’est pas dans les vieilles grottes qu’on fait les meilleurs paysages. Le peintre a besoin de lumière pour faire pousser les arbres et nous proposer sa promenade. Mais attention, il ne s’agit pas de flâner, la truffe au vent. Avec Poussin, il faut prendre le temps de lire entre les nuages et les personnages pour ne pas laisser s’échapper l’histoire.
Un long fleuve tranquille ?
Dans ce paysage au bord de l’eau, les personnages comme les arbres profitent d’une lumière de fin de journée. Un vaste ciel mêle des nuages à des fumées qui s’échappent d’un château fort. Les volutes sont si denses que l’on pense d’abord à un incendie. Étrangement, personne ne semble s’en inquiéter. Des bergers posés sur un talus font paître leurs bêtes alors qu’au village, on se promène, on étend son linge aux fenêtres. Sur le pont menant au château, de petites silhouettes s’approchent tranquillement. Depuis le chemin de ronde, certains visiteurs profitent de l’imprenable point de vue sur le long fleuve tranquille.
Sur la rive du château, le dessin des silhouettes se précise. Des haleurs s’échinent à tirer une embarcation transportant ses bateliers. À quelques brasses de là, une bande de copains s’offre une baignade. Certains tentent de nager jusqu’au bateau alors que d’autres se déshabillent à peine. Avant son prochain plongeon, un délicat baigneur montre son cul aux marins d’eau douce. Potache insubmersible face au navire rigolard. On devine les joyeux drilles gueulants et bondissants. Sur l’autre rive, plus proche de nous, un pêcheur est venu s’isoler. Dans ce coin plus calme, des personnes terminent tout juste leur pique- nique.
Ce côté-là de la rive est réservé à des personnages mythologiques qui s’offrent une digestion en musique. Leur déjeuner sur l’herbe célèbre les noces d’Orphée et Eurydice. Encore vêtu de la pourpre du jeune marié, Orphée joue de sa lyre en s’adressant au ciel. Il a aussi gardé sa couronne de fleurs. Des groupies assises dans les pâquerettes se laissent bercer par sa musique, tout comme le prêtre qui s’est levé. Il tourne le dos à Eurydice, cette beauté douce placée en pleine lumière. Connaît-elle déjà le morceau d’Orphée ? Peut-être. Elle s’est éloignée pour cueillir des fleurs en délaissant sa pourpre et sa couronne. Sa posture est inquiète, son regard s’affole. En se rapprochant, on comprend. Un serpent est à ses pieds, elle vient de se faire piquer. Parmi les divinités, personne ne l’a entendue crier. Seul le pêcheur s’est retourné.
Poussin : qui s’y frotte, s’y pique.
Poussin est né en Normandie, aux Andelys. Dans ce village carte-postale surplombé par les ruines de Château-Gaillard, des falaises tombent à pic sur un bras de Seine zigzaguant. L’artiste a beau s’être exilé à Rome depuis un moment, il y a des images qui ne s’effacent pas. Ses décors mêlent souvent les ruines romaines aux paysages normands. D’ailleurs, les feuillages de Poussin ne sont pas là pour planter un décor réaliste mais font office d’interprète. Un interprète capable d’expliquer le drame qui se joue. Il faut juste prendre le temps de s’arrêter un instant sinon, on ne verra même pas le serpent du tout premier plan.
Poussin pique son spectateur, et c’est peu dire. Le maître classique aime évoquer le plus grand mystère de la vie : la mort. Lorsqu’il peint Paysage avec Orphée et Eurydice, il a 59 ans. La mélancolie d’avant la cinquantaine a muté en angoisse. Ses pensées sur la brièveté de la vie occupent plus que jamais son esprit. Pour illustrer les “coups du sort”, il s’inspire souvent des Métamorphoses d’Ovide, ce puits sans fond. Orphée et Eurydice, Écho et Narcisse, Pyrame et Thisbé, Apollon et Daphné… Un défilé de couples rythmé par les malheurs où chacun fonce vers un tragique bucolique : Daphné finit transformée en laurier, Narcisse dépérit face à une flaque d’eau, Pyrame et Thisbé se suicident au pied d’un mûrier alors qu’Eurydice se fait piquer par un serpent…
Le serpent. Poussin apprécie l’ambiguïté du reptile. Dans l’imagerie occidentale, il incarne le mal. C’est pas la Bible qui nous dira le contraire. En revanche, pour d’autres croyances orientales, la bestiole qui se love incarne le cycle éternel des renaissances. C’est pas pour rien qu’on le retrouve sur le macaron des médecins. Dans Paysage aux deux nymphes (1659), Poussin dessinera un serpent attaquant un oiseau pour symboliser (entre autres) la salubrité des eaux. Un remède efficace. Malheureusement pour Eurydice, le serpent qui la concerne ne semble pas sortir de la même boîte. Que symbolise-t-il alors ? Le péché originel ? On ne comprend pas trop. La pauvre Eurydice n’a rien fait…
Injustes noces.
Paysage avec Orphée et Eurydice représente l’injustice absolue. La mort d’une jolie jeune femme partie chercher des fleurs… Difficile de faire plus noir. Pour rattraper le coup (du sort), le peintre place la belle Eurydice en pleine lumière. Une lumière douce qui cède progressivement sa place à l’obscurité. Dans son mouvement d’effroi, Eurydice semble autant fuir le serpent que cette ombre qui progresse, rampante, menaçante. Pendant ce temps-là, les copains profitent tranquillement du concert. Ils ne font pas attention, mais l’obscurité les recouvre déjà.
À l’arrière-plan, les bateliers et les baigneurs sont trop loin d’Eurydice pour s’en préoccuper. Mais ne pourraient-ils pas s’inquiéter de la fumée du château ? Étrangement, la bâtisse ressemble fort au mausolée d’Hadrien. Que signifie cet incendie dont tout le monde se fout ? La fumée sent fort l’allégorie. Rejoignant des nuages gris, elle redescend plus loin, vers les montagnes. L’arc des volutes relie le château soigneusement sculpté à une roche brute, encore sauvage. Serait-ce un écho au cycle des renaissances ? Peut-être. Quant au pont sur lequel marchent les hommes, il pourrait symboliser un passage vers l’au-delà… C’est le cas pour de nombreuses religions. Si le village ignore les fumées du château, c’est peut-être parce qu’il brûle comme ça tous les jours, depuis la nuit des temps. Inutile de s’affoler donc. Pourquoi s’arrêter de travailler ou de s’amuser ?
En revanche, l’indifférence d’Orphée face au malheur de sa douce intrigue. Entouré de ses groupies, Orphée semble vouloir séduire le ciel. Absorbé par sa musique, il en vient à couvrir le cri d’Eurydice, délaissée comme une conquête déjà périmée. On connaît la suite de l’histoire. Dans quelques jours, Orphée ira chercher sa femme aux Enfers. Avec sa lyre, il endormira Cerbère et convaincra Hadès de les laisser filer. Ce dernier ne lui soumettra qu’une misérable condition : quitter les lieux en silence, sans jamais se retourner vers Eurydice. Rien de bien compliqué non ? Et bien faut croire que si. À deux pas de la sortie, Orphée ne pourra s’empêcher de se retourner. Ciao Eurydice. Certains diront qu’Orphée n’entendait plus les pas de sa douce. Avec le tableau de Poussin, on se demande s’il était seulement capable de reconnaître la voix de sa “bien-aimée”.
* À lire aussi : LA ROUE DE L’INFORTUNE sur un autre coup du sort représenté par Poussin (j’ai ajouté des liens vers certains détails de la toile).
** Sources : La géniale conférence de Michel Déon du 25 octobre 2006 à l’Académie des Beaux Arts. Le contenu est mis en ligne par Viktor Kirtov dans son article La lecture de Poussin.
*** Si vous aimez l’article, vous pouvez aussi le partager. Ce serait chic ! Pour discuter & réagir, n’hésitez pas à écrire en bas de page ou sur ma page FaceBook.