Un vrai bain de sang
Le samedi 13 juillet 1793, Marat se soigne dans son appartement, rue de l’Ecole-de-Médecine. Voilà un mois que le député montagnard est cloué au bain pour soigner un eczéma carabiné. Cet ancien médecin plonge ses douleurs dans des ablutions soufrées tout en s’appliquant des compresses d’eau vinaigrée sur le front. Depuis sa baignoire, il continue de travailler : écrit-il des lettres à la Convention ? Inscrit-il les noms de contre-révolutionnaires destinés à la guillotine ? Depuis juin dernier, la Révolution s’est radicalisée. Marat et les Montagnards sont majoritaires alors que les Girondins modérés se sont fait vider de l’Assemblée sous la pression sans-culotte.
Ces derniers ont fui Paris pour la Province, vers Caen notamment. Là-bas, les Girondins pointent les dénonciations calomnieuses de Marat qui réclame la tête des traîtres et fait tourner la guillotine comme un pied-mixeur sans variateur de vitesse. Dans l’assistance se trouve Charlotte Corday. Cette partisane d’une révolution modérée a 25 ans. Pour stopper la furie, elle se décide à tuer Marat et file à Paris. Le 13 juillet 1793, munie d’un couteau de cuisine elle va passer chez Marat. À deux reprises, la servante la repousse à l’entrée. Le soir, pour son ultime tentative, Corday finit par ruser et brandit une fausse liste de noms girondins à abattre. Marat la fait entrer, prêt à prendre la dictée.
Trois fois planté par Charlotte Corday, l’Ami du Peuple meurt très vite. David saisit la seconde d’après – ou peut-être celle d’avant. Dans cet intérieur sobre, l’équipement est spartiate. Le mur est nu. Un drap rapiécé recouvre la baignoire, une caisse de sapin sert de pupitre. Il en faut peu pour être heureux révolutionnaire. Le bras de Marat s’allonge avec cette main qui tient encore la plume. Le couteau sanguinolent du premier plan n’est pas là pour la perspective, Marat n’est pas un lapin de Chardin. La nature de Marat ne sera jamais morte. Cette lame se couche face à la plume debout, plus forte que l’épée.
David, directeur de création chez « Révolution Agency ».
Jacques-Louis David est parti-prenante de la Révolution. L’artiste siège à la Convention, parmi les Montagnards avec Robespierre, Danton, Desmoulins et Marat. Le peintre s’était d’ailleurs rendu la veille chez son ami malade. À l’annonce de sa mort, la Convention réclame à David le même hommage que celui du député Lepeletier (un conventionnel régicide sabré dans un resto en janvier dernier). David l’avait représenté sur son lit de mort, plaie au vent avant de voir accroché à l’Assemblée. Le 14 novembre 1793, David présente son Marat à la Convention qui l’expose à côté de Lepeletier.
Les Montagnards disposent d’un maître en matière de propagande. L’artiste ressemble au directeur de création de l’agence Communication & Révolution. Tous les jours, des briefs atterrissent sur son bureau. Au-delà des peintures élégiaques, David se spécialise également dans la communication événementielle. Dès le 15 juillet, il doit scénariser les funérailles de Marat avec un impressionnant cortège. L’an prochain, c’est Robespierre qui commandera sa fête de l’Etre Suprême. Bientôt, Napoléon lui commandera des grands formats pour immortaliser Le Sacre ou Le Passage du Grand-Saint-Bernard.
En bonne communicante, la Convention commande des copies du tableau. Une bonne campagne d’affichage doit atteindre une audience large. Dans l’atelier de David, ses élèves dupliquent la scène pour une diffusion à grande échelle. Si l’originale est aujourd’hui à Bruxelles, celle du Louvre serait de Gioacchino Serangeli. Partout, le message diffusé reste le même : « Saisir avec avidité tous les moyens d’éclairer ses concitoyens et de présenter sans cesse à leurs yeux ses traits sublimes d’héroïsme et de vertus ». Avec une stratégie pareille, David s’autorise tous les arrangements avec la vérité.
Eczéma de conscience
Le bain de sang est superbe. En maître de propagande, David pratique le lifting comme personne. Pour traverser les âges, mieux vaut lisser les chairs. La superbe plastique de Marat – qui a oublié son eczéma – est magnifiée dans un clair-obscur. La posture du martyr rappelle une mise au tombeau de Caravage. Pour d’autres, ce bras pendant évoque la Piéta de Michel-Ange. Le visage est serein, blanc comme l’innocence et la porcelaine. Jusqu’ici, rien de cassé. Il y a bien cette plaie dans le marbre, mais il s’agit d’un clin d’œil à ces saignées christiques peintes au Moyen-Age. Un signe de piété doloriste capable de soulager l’humanité.
La version du Louvre profite d’une petite variante située sur le billot de bois sur lequel est inscrit : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné ». Le verbe corrompre vient de rumpere : « rompre, altérer, vicier.» On comprend pourquoi Marat est intact… Jamais atteint par les vertiges du pouvoir, il ne s’est jamais brisé. Sa pourpre ? Des draps rapiécés. Son trône ? Une baignoire en sabot. Déjà en 1774, le Montagnard biberonné de Rousseau dénonçait « les noirs attentats des princes contre les peuples ». Idole des masses parisiennes, il appelait à une révolution venue d’en bas pour instaurer la République, par tous les moyens, jusqu’au meurtre politique de masse. Programme délicat…
Marat tient une lettre de Charlotte Corday sur laquelle est écrit : « Il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre bienveillance ». Avec cette lettre, David évoque la perfidie de Corday infiltrée chez sa victime. Mais en réalité, Corday ne la lui a jamais donnée. Cette invention fait écho aux éléments fictifs du procès de Corday qui va suivre le 15 juillet. Pour le pouvoir, il ne s’agira pas de prouver sa culpabilité – vu la quantité de preuves – mais de s’appuyer sur cet acte terroriste pour prendre des mesures d’exception contre les adversaires girondins en prouvant leur duplicité. On fabrique alors des fausses preuves, on falsifie des pièces à conviction, certaines sont oubliées… Etrangement on repense à la définition du verbe Corrompre : « Changer l’état naturel de quelque chose, généralement par décomposition. »
Louvre Ravioli