LIBERTÉ SURVEILLÉE

par François Bénard
© troudd (talent Wipplay) / Wikimedia commons
Henri-Dominique Lacordaire au couvent de Sainte-Sabine à Rome (1840) © Théodore Chassériau

Au Louvre, les salles dédiées à la peinture française font défiler les maîtres du XIXe siècle : David, Ingres, Géricault, Delacroix, etc. Tous nous présentent leur époque, parfumée de leur style… Deux salles du parcours présentent les toiles d’un romantique moins connu : Théodore Chassériau. Si la première pièce capte les couleurs chaudes du ciel oriental, la seconde nous présente de sobres portraits en intérieur.

On y découvre notamment l’album de famille du clan Chassériau mais pas seulement. Un pan de mur suspend le Portrait du Révérend Père Dominique Lacordaire. Celui-là se distingue… Ni dehors, ni dedans, cette figure semi-cloitrée est l’un des chantres de la liberté. Son ambition ? Ouvrir la religion catholique pour que l’on arrête de s’y ennuyer.

Plx! © troudd

Le beau fixe…

En 1840, le Père Dominique Lacordaire a 38 ans. Ce curé superstar est un précurseur du catholicisme libéral. L’an dernier, ses prêches à Notre-Dame faisaient cathédrale comble. Le silence du cloître de la toile offre une sacrée dissonance, aussi contrastée que les noir et blanc de cette soutane dominicaine. Le regard est déterminé, quasi habité. Ce révérend-là ne doit pas attendre que les choses lui tombent du ciel. En comparaison, l’Autoportrait du peintre semble sortir du lit.

Critiqué par ses pairs de l’Eglise de France, Lacordaire a mis les voiles à Rome afin de poursuivre ses études de théologie et fourbir ses convictions. Le cloître Sainte-Sabine reprend l’accent silencieux d’un patio oriental. Cette lumière douce réveillerait presque le mirage de Bonaparte caressant les pestiférés de Jaffa. Mais contrairement au général thaumaturge, les mains de Lacordaire sont croisées, les doigts rangés. Inutile de faire de grands gestes quand une paire d’yeux pénétrants suffit à toucher le visiteur.

Perçant © Picot

Placé au niveau des chapiteaux qui coiffent les colonnes torsadées, son regard porte et supporte. Y’a du mystère à l’intérieur… Un bout de ciel laisse échapper une lumière qui se prend pour une mystique auréole. Le halo doré en profite pour appuyer les traits du visage, pour souligner le regard. Chassériau, maquilleur ? Il ne s’agit pourtant pas de dissimuler, d’effacer ni de polir. Ce portrait-là est bien aiguisé, un peu trop d’ailleurs aux yeux de l’intéressé qui se reprochait un air trop sévère.

Chassériau : charmeur & serpent ?

Chassériau est le plus jeune élève d’Ingres – ce maître du classicisme français. En 1830, l’auteur de l’Apothéose d’Homère accueille dans sa classe le petit Théodore, 11 ans. Au programme : la ligne, l’antique, le dessin, le Poussin… À 17 ans, Chassériau enverra ses premiers portraits au Salon. L’influence du maître y transparaît mais n’empêche pas Chassériau de franchir la ligne classique pour un univers plus exalté. Le peintre – aux charmes ravageurs – goûte aux nuits parisiennes, fréquente les salons romantiques, participant même à leur décoration. Chassériau magnétise actrices, critiques, pianistes, écrivains… Alice Ozy, Théophile Gautier, Franz Liszt, George Sand…

Après ses succès au Salon de 1839, il part en Italie avec le peintre Henri Lehmann. Dans le carrosse, les amis évoquent leurs projets. Lehmann se confie : il souhaite réaliser le portrait d’un certain révérend Lacordaire. Morceau de surprise. Chassériau serait à la fois charmeur et serpent ? Il pique l’idée de son ami et va tout mettre en oeuvre pour la réaliser : il écrit au futur modèle, le visite, insiste et le convainc… L’image du romantique veule comme une odalisque sous prozac s’éloigne. Cette force sauvage décrit à son frère sa rupture avec Ingres :

“Il n’a aucune compréhension des idées et des changements qui se sont faits dans les arts à notre époque. Il est dans une ignorance complète de tous les poètes de ces derniers temps.”

Nuage électrique © Lvalencia

Les désaccords nombreux entre le maître et son élève ne datent pas d’hier. La religion révélait déjà une sacrée différence. Contrairement à son professeur moraliste, Chassériau ne verse pas dans le dogme. Son art interroge Dieu, induit une démarche individuelle. Les soeurs dévotes de l’artiste se poseront moins de questions sur le sujet. Chassériau – qui se présente aux côtés de la Vierge – lit Hugo et Lamartine et s’inspire de leur dialogue avec l’invisible, le métaphysique. Ses romantiques d’amis suivent attentivement le renouveau catholique du moment, notamment ce Lacordaire qui tente de rapprocher l’Église des préoccupations individuelles.

L’irrévérent Père Lacordaire

Il y a 50 ans, la Révolution creusait une descente d’autel un peu raide pour les catholiques : les curés prêtant serment à la nation, les biens de l’Eglise étant saisis alors qu’un damné calendrier républicain laissait Jésus sur la paille. La rage anticléricale de 1793 passait ensuite la seconde : curés réfractaires tués, églises pillées et cloches fondues comme leurre au soleil. Après tant de douceurs, le clergé allait se replier sur lui-même. À l’époque de Lacordaire, les messes agitent l’encens comme un voile de fumée sur tous les chapitres de 89, les rages du passé ayant éclipsé les nouvelles libertés. Aumônier au lycée Henri IV, Lacordaire s’écoeure du catéchisme poussiéreux et réactionnaire qui éloigne la jeunesse.

Seul le gallicanisme Made In France n’a pas bougé. Que ce soit une assemblée républicaine ou un roi, c’est le pouvoir qui choisit et paye ses évêques. Le pape reste hors-jeu. Lacordaire s’indigne : il n’y a rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien de politique dans la religion. En 1830, le curé rebelle fondait l’Avenir. Tout comme Ingres a peint le directeur du Journal des débats, Chassériau tient là son journaliste. Au menu des entrefilets : liberté des consciences, liberté d’association, suffrage universel. Les notes sont salées. Même le pape – pourtant loué – se joint au roi pour condamner cette tribune et la faire disparaitre en novembre 1831. Surpris, déçu, mais pas vaincu, Lacordaire se réconcilie rapidement avec le Vatican en attendant son changement de vues.

Liban, prêtre Maronite © mimy.gaby

Louvre Ravioli

 

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