Au Louvre, la salle des «Cités caravanières» présente la triade de Baalshamin, une oeuvre sculptée dans le calcaire de Palmyre. Ce dieu suprême est placé entre ses deux luminaires : la Lune et le Soleil. À eux trois, ils expliquaient l’agencement du monde. Baalshamin n’est pas originaire de Palmyre. Il est arrivé là vers 100 ap. J-.C. Peut-être avec des marchands arabes, venus vendre leurs encens à dos de chameau.
Le 23 août 2015 ap. J.-C., le temple de Baalshamin s’est fait dynamiter par l’Organisation État Islamique. Une semaine auparavant, Khaled el-Assad, conservateur de Palmyre, était décapité. En décembre 2016, les feux de l’OEI occupent à nouveau le site alors que ses figures tutélaires exposées au Louvre semblent impuissantes avec leur bras coupé… Comme un clin d’œil cynique de l’Histoire, les fenêtres du musée donnent sur le Temple de l’Oratoire et le monument de Coligny, leader protestant massacré en 1572 au cours de la Saint-Barthélemy.
À trois, c’est mieux
Dans sa région d’origine, Baalshamin était le maître de la terre, de la pluie et de la rosée. Dieu de l’orage, patron des cultivateurs et des éleveurs, il répond à de nombreuses questions:
«Pourquoi y’a rien qui pousse au fond du jardin cette année ?», «Qui allume les étoiles ?», «15 jours sans flotte ? Vous faites quoi, là-haut ?»
Des questions fondamentalement terre à terre, posées par des fidèles qui semblent apprécier ses réponses.
Une fois arrivé à Palmyre (vers 100 ap. J.-C.), Baalshamin monte en grade. Entouré de ses lumineux acolytes, il devient le dieu cosmique absolu. Il gouverne Aglibôl, la Lune chargée du renouveau et de la fertilité, et Malakbêl, le Soleil associé à la source. Originalité de cette triade: la Lune –placée à droite– domine le Soleil. Le vestiaire de ces dieux révèle les influences de la cité: cuirasse à lamelles et manteau romain pour tout le monde, coiffe parthe pour Baalshamin, coupe grecque pour les deux autres. La pilosité de chacun nous informe aussi. Rasés de près, Lune et Soleil respectent la mode palmyrénienne. La barbe de Baalshamin en revanche, nous confirme qu’il n’est pas du coin.
Les dieux sont bien équipés: main gauche sur le glaive, main droite sur une lance aujourd’hui brisée. La trinité doit assurer la protection des fidèles. Des inscriptions gravées entre les dieux, plus tardives, sont la marque de pèlerins reconnaissants ayant vu leurs souhaits exaucés. Peut-être un petit «Merci» pour la pluie de la semaine passée. On pense aux plaques votives qui ornent le fond de nos églises:
«Merci Vierge Marie, j’ai obtenu justice», «Succès d’examen», «Santé retrouvée».
Palmyre, le grand mix
Palmyre est un carrefour commercial majeur attirant les caravanes du monde. On y échange de tout : de l’encens d’Arabie, des épices d’Inde, de la soie de Chine, de l’oseille de partout. Très vite, la cité s’enrichit. Ses commerçants s’offrent des temples, des colonnes, des sculptures… Ne manque plus qu’à trouver les divines figures qui vont les occuper.
Un clergé nombreux est embauché pour animer le panthéon. Des dieux antiques «naturels» (Lune et Soleil) sont associés à Baalshamin et Bêl, stars du panthéon local, pour créer des trilogies cosmiques. Cette théologie astrale reprendrait la forme d’un univers parfaitement organisé, conçu par la science hellénistique. Désormais, il faut voir au-delà du potager et expliquer aux fidèles l’agencement du monde. Divine surprise : ces nouvelles triades –destinées à différents peuples – sont capables de cohabiter.
À l’époque, Palmyre est une province romaine. L’empire côtoie partout des cultures différentes : égyptienne, celte, perse, etc. Les Romains absorbent toutes les divinités qui les chantent et les enchantent. Vers 130 ap. J.-C., l’empereur Hadrien fera même agrandir le sanctuaire de Baalshamin. Pour maintenir la pax romana et assurer la prospérité des échanges, il bichonne les croyances.
Trafic : fluide
Aujourd’hui, les empires doivent toujours commercer pour exister. Quelques changements sont à noter: dans la région de Palmyre, le gaz et le pétrole ont remplacé l’encens et le cumin. Mais ce n’est pas tout. Depuis quelques temps, un nouvel empire d’Occident a décidé de se servir directement chez ses lointains voisins. Ô surprise, l’équilibre de la région est parti en fumée. Hadrien doit se retourner dans son mausolée.
L’empire d’Occident voit émerger –ahuri– des hordes de pirates découpant les populations, brûlant les maisons. Ces pirates-là prospèrent d’ailleurs. Sous la terre, ils n’ont pas que le pétrole pour se financer. Partout, ils lancent des fouilles peu archéologiques pour déterrer les idoles du passé. Certes, ils ont dû dynamiter quelques temples pour la propagande télévisée mais il reste beaucoup de trésors à négocier. Bientôt, les pièces pillées seront adjugées sur les marchés anglais, suisse ou français…
Et la morale dans tout ça ? Chut. Quand on aime, on ne conte pas. Dans quelques mois, on retrouvera les petites figurines de Palmyre chez un riche collectionneur. On imagine le salon : des Mondrian sur les murs, un Veilhan au plafond et un Baalshamin sur le buffet. Il regardera les infos, planté sur le canapé. Le programme de la soirée ? Une nouvelle fusillade à Paris ? Un métro gazé à Londres ? Peut-être même une avancée des pirates de l’EI en train de dynamiter un temple à Tyr ou Sidon. «Chic», se dira le monsieur devant sa télé. «Je vais pouvoir m’offrir un bout de Phénicie… Aussi.»
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