Au Musée du Louvre, les escalators de l’aile Richelieu remontent le temps. Depuis les marbres baroques de la cour Puget, ils élèvent les visiteurs vers le Moyen-âge, les Flandres du XVIIe ou le Second Empire de Napoléon III. Chaque étage présente à son entrée, une oeuvre « phare » pour attirer le visiteur dans ses couloirs.
Au 2ème étage, on tombe sur ce profil de Jean II Le Bon, lové dans une niche vitrée. Pourquoi une telle mise en avant juste à la sortie de l’escalator ? Le Jean Bon d’un anonyme serait plus précieux que le Bœuf écorché de Rembrandt ? Plus loin, un cartel nous explique. Il s’agit-là du premier portrait individuel, un virage retentissant dans l’histoire de l’art.
Un profil pas très lys
Figé sur son profil doré, Jean II Le bon doit avoir la trentaine. Au-dessus de son crâne roux est écrit « Jean, Roy de France. » L’inscription serait postérieure à la figure dont l’identité n’est pas certaine pour autant… En admettant que c’est bien lui, Jean II n’a pas le profil de Touthmôsis III. Son effigie est précise, expressive : représenté avec la barbe, une chevelure en désordre, le sourcil broussailleux, pourvu d’un grand nez, d’une lourde paupière, d’un œil globuleux et d’une mâchoire pesante. Le souverain est drapé dans une robe bleu-noir bordée de fourrure blanche.
Pas de couronne, ni de sceptre apparent. Avant 1350, Jean n’est que Duc de Normandie. C’est son père, Philippe VI qui est roi. Ce souverain est mal engagé face à un autre de ses ducs : Edouard III. Bien né, ce cumulard est duc d’Aquitaine, roi d’Angleterre et petit-fils de roi de France. Avec une telle ligne sur le livret de famille, on fait valoir son héritage sur le trône de France. Sans acte notarié, Edouard III attaque Philippe VI avec son armée anglaise et distribue ses raclées – à Crécy notamment. Bien accordés, les archers anglais jouent inlassablement le même requiem aux français. Dans la défaite, Jean II fait pourtant preuve de bravoure et gagne son surnom : Le bon.
Représenté ici en habit quasi-monacal, on le devine éloigné du champ de bataille. Son portrait daterait d’une virée à Avignon en 1349, année précédent son accession au trône. Il rend alors visite au Pape. S’agit-il d’anticiper les préparatifs du sacre ? On comprend sans mal ses précautions, vu la situation. Édouard III n’est pas seul à lorgner le trône, un autre duc – Charles de Navarre – s’avance avec du sang souverain. L’année suivante, Jean se fera couronner 15 jours après la mort de son père. Efficace. Il a pris de court les autres prétendants et devient « Jehan, roy de France ».
La fin du stéréotype
L’auteur de ce portrait faisait peut-être partie de la suite vers Avignon. Depuis 1309, des papes français vivent là-bas. Cette seconde cour pontificale rayonne. « Avignon 1350 » c’est comme « Paris 1920 ». Les meilleurs artistes de l’Europe entière sont attirés par l’effervescence du lieu. Ce n’est pas Modigliani qui pose ses valises mais Simone Martini ou Matteo Giovannetti. Leur maitrise technique permet de rendre fidèlement la figure humaine. Le portrait de Jean II reprend cette précision. Regardez un peu la moustache et ce menton.
Jean est figuré seul, une nouveauté dans l’histoire chrétienne du portrait. Depuis les débuts du Moyen âge, la relation des hommes face à l’image est ambiguë. La faute à la Bible qui se contredit : « Tu ne feras pas d’images taillées » (Exode 20:4) ou « Le verbe s’est fait chair » (Jean 1,1-18) ? Face au casse-tête, les iconoclastes du VIIIe siècle ont choisi leur camp. En 787, le Concile de Nicée changera le cap : les images du Christ, de la Vierge et des saints seront vénérées. Quant à l’homme – même puissant – il conservera l’allure imparfaite du pécheur. Représentés sur les monnaies ou les manuscrits, ils sont stéréotypés, sans aspect personnel. Identifiés grâce à une mitre ou une couronne, ils se ressemblent un peu tous. Y’a qu’à voir les têtes du père de Jean II reproduites avec des expressions de playmobil.
Au XIVe siècle, les grands personnages ne sont plus satisfaits de ces stéréotypes. Ils veulent être reconnus avec le naturalisme d’un Jésus, d’une Marie. Un acte d’orgueil pour certains qui les accuseront d’idolâtrie. Peu importe. Le portrait s’émancipe et devient un genre autonome. Le portrait de Jean comme celui de Rodolphe de Habsbourg (réalisé à la même époque – de l’autre côté du Rhin) osent les détails. Fini les plastiques figées et les têtes de merlan frit. Place aux signes particuliers : yeux encaissés ou globuleux ? Bouche pincée ou lèvres charnues ? Cheveux clairsemés ou abondants ? Front ample ou étroit ? Roi puissant ou souverain transparent ? Désormais, les artistes documenteront mieux les mémoires.
Un roi sujet à caution
Le roi Jean II est seul sur un fond or. Mais quel or… Peste noire, jacqueries, Grandes Compagnies, défaites militaires. Aussi, Edouard III et Charles de Navarre font toujours valoir leurs droits à la couronne. Face à ce beau tableau, Jean II Le Bon doit asseoir sa légitimité. Sa méthode ? Le passage en force. Il fait enfermer ou découper ses rivaux, y compris ses féodaux soupçonnés de pratiquer l’anglais. Ces tours de force effraient certains seigneurs qui se rallient à la couronne anglaise. Confortés dans leurs intentions, les anglais remettent ça à Poitiers (1356). Les archers rejouent leur requiem à une armée passée et dépassée. Le panache de la chevalerie française ressemble au plumage d’un poulet sans tête. Jean est fait prisonnier avec son fils cadet.
Son fils aîné est resté à Paris. Heureusement. Il sera régent 4 ans pendant que son père est à l’ombre. Fin diplomate, il compose avec les ambitieux, les séditieux et les commerçants bien mécontents de payer la royale rançon de 3 millions d’écus. Au menu : taxes directes et dévaluations monétaires (le trésor royal se paye en frappant des pièces « plombées » à valeur équivalente). Etienne Marcel soulève alors les marchands et impose une monarchie contrôlée au régent. Le roi anglais – réjoui par cette anarchie – réclame désormais 4 millions de caution pour Jean II. Qui dit mieux ? Le dauphin se rebiffe, convoque les Etats Généraux qui déchirent l’addition. Les Anglais débarquent à nouveau pour un prélèvement à la source. Les Français vont refuser les batailles rangées au profit d’escarmouches inattendues. Les Anglais sont harcelés, affamés, leurs archers ne savent plus où tirer. Jean peut à nouveau négocier. Sa caution est ramenée à 3 millions, une aubaine.
Rentré en France, Jean II doit restaurer sa légitimité (l’histoire de sa vie). Il écarte son fils, ce régent trop brillant – remisé en Normandie. Il instaure « le Franc », une monnaie à très forte teneur en or qui met fin aux mutations monétaires. Côté face : fini les dévaluations, une monnaie stable pour faciliter les échanges. Côté pile : l’État perd un moyen de remplir ses caisses. Pour se refaire, Jean table sur une taxe indirecte sur les échanges… Le choix est doublement hasardeux. L’économie est ralentie et l’argent prélevé ne remonte pas jusqu’à l’Etat – la faute à un système fiscal désorganisé. Sans le sous, le roi ne peut lever une armée pour rembourser sa caution et sécuriser le pays. Et ce n’est pas tout : son fils cadet – laissé en otage à Londres – vient de s’enfuir. Rien ne va plus. Le roi doit regagner Londres et y terminera ses jours. Côté face ou côté pile Jean Bon ? Au mieux, sur la tranche de la médaille. Une tranche pas toujours très fine…
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