Au Louvre, le dernier étage de l’aile Richelieu distribue les peintures de l’Ecole du Nord. Certaines toiles – comme « Les Pantoufles » de Van Hoogstraten – nous font découvrir les intérieurs de maisons hollandaises du XVIIe siècle. Ces visites pas toujours courtoises nous présentent des scènes de la vie quotidienne assez variées : dans la cuisine, Monsieur se fait arracher les dents ; dans leur chambre, les enfants suivent une leçon de lecture par une nourrice distraite ; au salon, Madame est fiévreuse. Elle se fait ausculter par un médecin au chapeau pointu… Pour « Les Pantoufles », la scène est moins agitée, on dirait qu’il n’y a personne. Et comme toutes les portes sont ouvertes, on va entrer, pour vérifier.
Une perspective laissée en plan
Sans même le vouloir, le regard est déjà entré. Impossible effraction, voyeurisme autorisé : la peinture est ouverte comme un faire-part. Le cadre de la toile constitue d’ailleurs la première porte repoussée ; sur la droite, un loquet en trompe-l’œil convainc les mieux élevés de ne pas se gêner pour entrer. Y’a quelqu’un ? Spontanément, personne ne choisit de courir en hurlant dans le couloir. On reste d’abord planté-là, dans la pénombre du premier plan. Un peu gêné, le regard zigzague timidement entre les carrelages noir et ocre de l’entrée. Les plinthes sont en faïence de Delft, Vermeer disposait les mêmes. Nous sommes bien en Hollande, quel scoop. Il va falloir avancer pour en apprendre davantage…
En quittant l’entrée, on a vu le balai et le torchon accroché au mur. Ces instruments de ménagère expliquent le sol impeccable. Les successions de carrelages aux motifs variés font penser à un arlequin rapiécé. Tout brille. Rien de surprenant vu la taille du torchon. Le regard traverse le couloir au rythme de la guirlande de chambranles, au gré des jeux d’ombres et de lumières qui compliquent les motifs au sol. Un spot plus lumineux arrête les regards sur des pantoufles étalées là. Drôles de stars abandonnées, déchues, associées au balai. Sans verser dans une misogynie primitive, on devine qu’une ménagère de moins de 50 ans se promène, pas loin. La fée du logis se serait-elle attaquée à la chambre du fond ?
Le regard est attiré par les lumières dorées au bout du couloir. On peut bien moquer les taureaux, mais dès que ça brille, notre regard court… Dans la chambre, la perspective a resserré le décor. Van Hoogstraten n’est pas un ingrat : dans cet espace plus restreint, il charge généreusement le décor. Une table est recouverte d’un lourd tissu jaune répondant aux tapisseries dorées d’une chaise. Aurait-il piqué ses pigments à la laitière de Vermeer ? Un livre, une bougie et des tableaux animent le décor… Il y a de la vie dans cette chambre. Malheureusement, on ne voit pas la moitié de cette dernière scène. L’artiste nous offre bien une clef, riche en détails, travaillée comme un lustre hollandais, mais elle est placée à contre-jour. Il va encore falloir s’approcher pour y voir plus clair.
Lignes de fuite et bonne conduite.
À l’époque de Van Hoogstraten, il n’y a pas que les bateaux qui sortent de Hollande. L’âge d’Or néerlandais voit fleurir les sciences, l’optique notamment. On perfectionne le microscope, on polisse les lentilles, on apprivoise l’espace. La peinture en profite. Des artistes ingénieux comme Van Hoogstraten repoussent les limites de la perspective. Le peintre construit des boîtes d’optique, des cubes peints de l’intérieur percés de chaque côté pour laisser observer en trois dimensions les intérieurs de maisons représentées. L’illusion est cultivée… Et si « Les Pantoufles » reste en plan, l’enfilade de portes nous révèle le souci du peintre pour les promenades dans l’espace. Il n’est pas tout seul d’ailleurs. Ses contemporains qui peignent les enfilades d’ogives des églises font aussi la part belle à la fuite de l’horizon. Un horizon pas forcément plus chrétien d’ailleurs…
Car si on évite le son des cloches dans le couloir de Van Hoogstraten, pas sûr d’échapper à la fameuse leçon de morale que nous réservent souvent les scènes de genre. Tous les contextes sont bons : la lecture des enfants, une leçon de piano ou la visite du médecin, les artistes nous adressent toujours un sérieux message… Déjà, avec sa « Femme consultant un docteur » (1658), Van Hoogstraten ne dérogeait pas à la règle. On y voit un médecin inspectant les urines de madame dans un salon truffé de symboles associés aux plaisirs charnels : un chat attrape une souris aux pieds de Madame, une chaufferette est placée sous sa robe, des toiles coquines sont accrochés aux murs… On comprend vite que les résultats d’analyse ne seront pas très bons.
Qu’en est-il des discrètes pantoufles ? Sont-elles seulement capables de délivrer un message en l’absence de tout personnage ? Leur silence assourdissant va en perturber certains. Au XIXe siècle, on ajoutera de nouveaux intervenants : un petit chien et une fillette assise notamment, viendront se joindre à la scène. Le tableau trop vide était donc incapable de raconter son histoire ? Bizarre. En peinture, les objets parlent autant que les personnages. Pas besoin d’une fillette ou d’un teckel pour faire passer un message. Ils seront finalement effacés pour laisser place au sobre décor d’origine, suffisamment riche pour se faire comprendre.
Chahut intérieur
Cet intérieur bourgeois est-il si calme finalement ? Ce silence « si perturbant » n’est peut-être pas si évident. En faisant abstraction de ce sol impeccable et d’une rangée de chambranle qui défile droit devant, l’œil va repérer d’autres détails qui vont nuancer l’impression première. En inspectant les lieux comme un superviseur d’hôtel de luxe intransigeant, on se prend à lister les défaillances : le balais négligemment posé sur le mur, le tissu de la table mal tiré, le livre déposé à la va-vite, la bougie de travers éteinte à la hâte… Et que dire de ces pantoufles en plein dans le passage ? Faute impardonnable pour une fée du logis.
Comme pour la « Femme consultant un docteur », Hoogstraten n’a pas disposé les objets au hasard. La moitié de cette chaise dorée au fond du couloir n’est pas sans rappeler la disposition de la consultation à domicile. Il faut s’arrêter sur les différents objets présentés comme ce livre vite fermé. Si la gardienne du foyer a délaissé ses sages occupations domestiques, la lecture abandonnée nous montre qu’elle ne s’est pas non plus encombrée d’un plaisir intellectuel. La symbolique de la bougie nous confirme la chose. Lorsqu’elle est éteinte, la bougie renvoie à la vanité d’une vie galante ponctuée d’activités peu morales et consommatrice de temps.
On commence à comprendre pourquoi la fée du logis a délaissé son balai. Pour nous conforter un peu plus dans cette voie, Van Hoogstraten a ajouté un dernier élément de décor dans la chambre, là où le regard termine sa promenade. Le tableau accroché est l’ « Admonestation paternelle » de Casper Netscher (1655). Cette toile dénonce l’amour vénal et les plaisirs de la chair… Message adressé aux âmes perdues dans de vaines galanteries. Subtile leçon de morale qui s’évite de montrer les choses explicitement. Pourquoi enfoncer toutes ces portes déjà ouvertes ? D’ailleurs, on hésite presque à refermer toutes les portes en partant…