Au Louvre, la salle des Caryatides présente une foule de marbres antiques. L’espace est conçu à la Renaissance pour accueillir une salle de bal. À l’époque, pas de statues grecques à admirer, mais des partenaires à inviter pour la prochaine danse. Un orchestre placé sur le balcon devait alors animer le tourbillon de la séduction.
Aujourd’hui, les musiciens sont partis mais les visiteurs dansent toujours entre les sculptures, ces attractions du Louvre. Suivant leurs orientations, ils poseront leur regard sur les courbes d’Artémis partie à la chasse ou sur celles d’Hermès remettant sa sandale… Dans un coin, ils pourront aussi découvrir l’Hermaphrodite endormi. Un marbre étonnant, capable de chahuter les orientations et de provoquer quelques questions.
Du genre surprenant
Disposé dans un coin, l’Hermaphrodite endormi étire sa silhouette de lait sur un matelas douillet. Il nous tourne le bas du dos tout en présentant son visage aux yeux fermés. La posture est aguicheuse. Le zigzag gracieux de son échine répond aux volutes du matelas, doux comme un rêve. Le sommeil de l’endormi est pourtant agité : son pied gauche est relevé, l’autre s’est coincé dans les draps de marbre. Le remous n’empêche pas le visiteur de rebondir tour à tour sur les fesses de l’hermaphrodite et le capiton molletonné. Pourtant, le vrai rebondissement intervient de l’autre côté de l’échine, face à l’invité-surprise.
Un pénis s’est incrusté dans le marbre pour pointer le genre indécis de l’hermaphrodite. Étonnant. Ce modèle du troisième sexe n’aurait pas choisi son camp ? Pas vraiment. La mythologie prend le temps de nous raconter l’histoire du fils d’Hermès et d’Aphrodite. Avec de pareils géniteurs, le beau compte double. Ce n’est pas la naïade Salmacis qui nous dira le contraire. Un beau jour, alors qu’elle est au bord de son lac, elle voit le beau garçon sortir de l’eau. La pauvre s’éprend… mais se méprend. Repoussée par Hermaphrodite, elle suppliera alors Zeus de les unir pour toujours. En bon père de famille cabossée, ce dernier bricole une solution et fusionne ces deux-là en un seul être, bisexué.
Au Louvre, les visiteurs trop pressés ne voient pas le bricolage de Zeus. Seuls les plus curieux feront le tour de l’endormi pour pouvoir s’étonner. Face au recto ambigu, les réactions varient : on sourit, on appelle des amis ; les plus gênés accélèrent ou font marche-arrière pour retrouver des genres moins compliqués. Encore une histoire grecque qui dérange. Quand ce n’est pas un père qui mange ses enfants ou un fils qui couche avec sa mère, c’est une femme qui se laisse pousser le pénis. C’est quoi encore cette histoire ? Un mythe qui interroge les choses de la vie ? Et bien oui.
Pimp my marbre !
On a déterré l’Hermaphrodite près des thermes de Dioclétien en 1608. Il est brossé, recollé, ressuscité. Comme tant d’autres, cette copie romaine s’inspirerait d’un original grec de 200 av J-C. L’hermaphrodite endormi est un thème à succès sous l’antiquité. Le sujet sera même dupliqué suivant plusieurs variantes : fesses plus dodues, pied à peine relevé, drapé moins travaillé… Lorsqu’on les exhume des jardins italiens, les collectionneurs se les arrachent. Le cardinal Scipion Borghèse s’offrira cette version, la plus célèbre. (De là viendrait l’expression « Se faire damer le scipion »).
En richissime mécène, il commande au Bernin un confortable capiton sur lequel (se) reposera l’hermaphrodite. Le sculpteur baroque star exécute un matelas d’un réalisme bluffant. Au Louvre, une barrière repousse les mains qui n’en croient pas leurs yeux. Cette illusion capitonnée offre à la statue son second mélange : après le masculin qui s’incruste devant le féminin, voilà le baroque qui s’invite sous le classique. Face à l’hybride, les avis sont partagés. Fervent adepte, Napoléon le fera venir en France. Aristide Maillol, plus critique, aura ces mots peu lisses en 1932 :
« De grâce, au nom du bon goût, au nom de la logique et du bon sens, que l’on laisse à sa sculpture antique ce qui est antique et que l’on envoie… où l’on voudra ce qui est du XVIIe siècle. »
La pique de Maillol transperce le capiton du Bernin. Le matelas et les drapés de l’endormi ne font pas le même pli, voilà qui ennuie. On pourrait tenter de nuancer le propos en avançant les similitudes entre le baroque et l’antique. Dans la salle des Cariatides, Marsyas supplicié (-200) et le Gaulois blessé (-300) semblent partager la même douleur que Milon de Crotone (1682). Mais pour l’Hermaphrodite, la comparaison ne tient pas. Il est calme, sans souffrance. Tout du moins pour l’instant… Car un autre mythe nous annonce qu’il va bientôt souffrir également. Il n’aura pas les tripes à l’air comme Marsyas mais finira le cœur brisé, en deux.
Retrouver sa moitié
Le mythe de l’hermaphrodite n’en finit pas d’étonner. Déjà sa création par ce soudeur de Zeus ne manquait pas de sel, mais on retrouve l’androgyne dans une autre histoire – non moins salée – prononcée par Aristophane lors du Banquet de Platon. L’auteur comique y explique les origines de l’Éros, ce sentiment amoureux… À l’origine nous dit-il, les humains étaient répartis en 3 genres : le mâle, la femelle et l’androgyne. Tous prenaient la forme de sphères à quatre mains, quatre jambes, quatre oreilles, etc. ainsi que deux sexes et deux visages. Un beau jour, ces trois genres sphériques voulurent prendre la place des dieux et roulèrent jusqu’à l’Olympe.
Ô surprise, Zeus ne goute guère la visite… Pour calmer les rebelles, le soudeur d’hier va les découper comme on tranche un œuf avec un cheveu tendu. Les sphères dévorées par l’ambition sont réduites en demi-portions : avec deux mains, deux jambes, deux oreilles, un sexe, un visage. En rappel du châtiment, les visages sont même retournés vers la tranche. Apollon raccommodera quand même les faces meurtries : les flancs et la poitrine sont redessinés, les peaux sont tirés puis rassemblées autour d’un nœud, le nombril. Joli souvenir. Les sexes sont aussi replacés à l’avant pour que les moitiés rafistolées se retrouvent et reforment l’être entier.
L’attraction amoureuse serait donc la volonté d’un retour à l’état d’origine. Les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives sont portées vers les femmes ; les hommes qui proviennent de la séparation des hommes primitifs cherchent les hommes ; les hommes et femmes issus de la séparation des androgynes chercheront la moitié du sexe opposé… Face à la statue du Louvre, le visiteur s’étonne, se détourne, s’interroge, rigole. Mais se laisse-t-il séduire finalement ? Aristophane nous permet d’en douter. Comment être attiré par l’être entier quand on sait qu’il ne pourra jamais être notre moitié ?