PLACE DE LA RÉPUBLIQUE, TOUT EST STATUÉ ?

par François Bénard
© Bil

Depuis les hauts-de-forme de la IIIe République jusqu’aux semelles compensées de la Gay Pride, elle en a vu défiler du monde : profs fatigués, réfugiés perdus, médecins étouffés, citoyens indignés. Toute une foule contestataire venue d’un bouquet de boulevards ralliant l’esplanade : Saint-Martin, Magenta, Temple, Voltaire…

En juin 2013, la place de la République était rénovée avec des nouveaux carreaux, bien larges pour rouler en skate ou à vélo… Malheureusement pour les badauds badins, la France ne file pas comme sur des roulettes. Entre les kalachnikovs de 2015, le pourcentage qui détient les richesses du monde et les ressources qui s’épuisent… la colère gronde. Happée depuis toujours par les foules indignées, la statue ressemble à ces bouts de falaises façonnés par la mer.

Dame République © Bil
République © Thibaultdannoville

La République : tout un programme.

Cette République est l’œuvre des frères Morice : Léopold a réalisé la statue, Charles s’est affairé au piédestal. On imagine les sculpteurs ouvrant le dictionnaire en famille pour défricher leur sujet :

« République (n.f) : forme d’organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir l’exercent en vertu d’un mandat conféré par le corps social. En ce sens « république » s’oppose à « monarchie », mais ne se confond pas avec « démocratie », dans l’hypothèse, par exemple, d’une restriction du suffrage…».

Effectivement, la république n’est pas la démocratie. Sinon les manifs se feraient Place de la Démocratie et nous descendrions à Démo plutôt qu’à Répu.

Sale temps pour la République © Ya Photo

Tournée vers le centre de Paris, La République est colossale. Même descendue de son piédestal, elle mesure 9 mètres 50 (le bras levé). Les frères Morice ont ressorti une athénienne du placard antique, référence à la République romaine établie suite à la Monarchie. Elle ressemble à une actrice de péplum hollywoodien : drapée dans une toge sérieuse, cette Marianne-là n’est pas dépoitraillée. Gardienne de la tablette des « Droits de l’Homme », sa silhouette tutélaire détient l’épée du pouvoir. Coiffée à la fois du bonnet phrygien et d’une couronne de lauriers, elle agrippe un rameau d’olivier en signe de paix. À ses pieds, on a posé une urne géante : l’entrée « du mandat conféré par le corps social », la voix sacrée des gouvernants. L’urne est protégée par un lion sévère et protéiné. On imagine que cette voix-là ne se discute pas.

Le piédestal fait 15 mètres de haut. Serti de blasons de la ville de Paris, le cylindre massif assied trois allégories devisant face au vent : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité. La Liberté a brisé ses chaînes et brandit une torche pour présenter fièrement ses lumières. L’Égalité est agrippée à son équerre et au drapeau de la République. La Fraternité quant à elle, surveille deux enfants en pleine lecture. Bienveillante et laborieuse, elle se tourne vers les faubourgs. La République lui tourne le dos. À l’étage inférieur, des bas-reliefs déroulent les morceaux choisis de l’imagerie républicaine. Ce roman-photo célèbre notamment l’abolition de la royauté (21 septembre 1792) et la proclamation de la IIIe République (4 septembre 1870). Entre ces dates, la République avance, délaissant le suffrage censitaire pour un suffrage plus universel.

Le lion sévère de la République © francois
Bas relief en peluche © francois

Toute représentation gardée

La statue est commandée par le Conseil de Paris en 1879. À l’époque, la république monarchique du président Mac-Mahon manque de peu un retour à la royauté. La « République des républicains » qui lui succède, doit asseoir son régime. Des statues glorifiant la république poussent partout dans les villes. On explore le catalogue de symboles initié 100 ans plus tôt par les néoclassiques révolutionnaires, chargés de remplacer l’iconographie fleurdelisée. Une foule d’allégories antiques se présentent en accessoires : rameaux, équerre, torche, bonnet, lance, corne d’abondance… Un florilège de symboles capable de nourrir l’inconscient républicain de la foule. À la fin du XIXe siècle, la république est glorifiée, comme Louis XIV, Bokassa ou Turkmenbachi.

Pour répondre à la commande du Conseil de Paris, deux statues sont short-listées. En lice avec les frères Morice, Jules Dalou présente une République sur un char tiré par deux lions. Pour le préfet de la Seine – chargé de surveiller les choix de la capitale communarde – la République de Dalou est trop agitée. Son travail sera remisé Place de la Nation. Face au programme des Morice finalement sélectionné, le Conseil de Paris réclame l’ajout d’un détail : sa République devra être coiffée d’un bonnet phrygien. La préfecture s’accommode mal de cette requête au vieux remugle de sans-culotte. Est-ce que la Liberty de New-York a un bonnet ? Of course, not. Sa divine couronne lumineuse ne s’embarrasse pas d’un crasseux tissu phrygien. Mais qu’importe, Paris insiste et sa République portera bien un bonnet de nuits agitées, coquetterie de séditieuse qui sait la route encore longue.

Manifestant #2 © Sylvain TheBrush

La IIIe République franchira de belles marches : légalisation des syndicats, liberté de la presse, liberté de réunion publique, retour du droit au divorce… Aussi, depuis 1882, les enfants de 6 à 13 ans sont obligés d’aller à l’école. Pourtant, malgré ces avancées, le tableau reste noir. Nombreux sont les petits français à travailler des heures durant, preuve que certains décrets d’application n’ont pas l’épaisseur de Germinal. Preuve aussi du soin apporté aux marges de certains patrons qui siègent à l’assemblée. À l’étranger, les valeurs républicaines voyagent plus mal encore. La France autoritaire étend son empire colonial. Lorsque le président Grévy sort les ciseaux pour inaugurer la statue en 1883, l’exécutif de Ferry défouraille l’épée de la République un peu partout : Tunisie, Maroc, Cochinchine. Fer, phosphate, caoutchouc… Elle a bon dos la République. Et son rameau d’olivier ? C’est pourquoi faire ? Peut-être des cure-dents pour les rouflaquettes de l’assemblée…

 

2016 : tout est statué ?

Deux républiques plus tard, les choses ont encore bougé. La liste des droits s’est allongée : les gamins ne vont plus à la mine, les protections sociales se sont étoffées, les patrons ont quitté l’assemblée. Aussi, l’usage du droit de grève offre aux français de peaufiner leur réputation de gueulards. Chaque année, place de la République, les cornes de supporters et les casseroles dénoncent des lois peu harmonieuses. En 2015, l’esplanade connaissait une affluence record et un silence de mort. Les kalachnikovs ont touché aux libertés fondamentales : boire des bières, dessiner, écouter du rock. Réchauffée par la foule, la statue s’est transformée en mausolée. À la lueur des bougies, ses bas-reliefs officiels sont caviardés par un discours plus spontané : « J’être Charlie », « J’être humain ». Partout, des peluches, des poèmes aux disparus, des déclarations d’amour à l’humanité. Elle a l’air moins sévère cette République. Le lion ressemble presque à une mascotte d’équipe de football américain.

Quelle société pour demain ? © Laure Tezier

Cet élan républicain laisse pourtant des images moins chaleureuses. Le 11 janvier 2015, Ali Bongo défilait avec nos élus pour défendre la liberté d’expression. L’image brûle les yeux, comme un gaz lacrymo. Ces relents françafricains ne sont pas seuls pour nous tirer des larmes. Depuis Ferry, des rouflaquettes nouvelle génération ont toujours voix à l’assemblée. Elles ne siègent plus sur les bancs de velours mais ont le pouvoir de couper des micros et de passer des coups de fil. Silence dans l’hémicycle. Le 15 décembre 2015, l’exécutif se démenait pour rejeter un amendement favorable à la transparence fiscale des entreprises. Il y a des marges que l’on continue de soigner, quitte à écorcher la République de Platon exigeant la sophia pour ses gouvernants et la tempérance pour ses commerçants. En mars 2016 les Panamas Papers révèlent leur scoop : l’évasion fiscale est une réalité. Ça y est, on a trouvé la Lune. Les gouvernants s’indignent comme des acteurs au rabais, fronçant des sourcils peu crédibles…

#nuitdebout © Matthias Koch

La République se serait-elle figée ? Les plus désabusés verront dans la statue une idole de bronze face à la foule aveuglée, quémandant sans cesse égalité matérielle et libertés individuelles à des délégués englués dans les chantages de commerçants. Si la posture ne manque pas de piment, pas sûr qu’elle offre un bel élan. D’où viendra alors le prochain mouvement ? Revoyons la Fraternité – ce sentiment d’être frères – planquée derrière la république. Cette troisième roue du carrosse républicain est une originale : elle est la seule à dépasser les égos, la seule à incarner un lien entre citoyens. Ce même lien qui a permis de réchauffer les cœurs après les attentats. N’aurait-il pas d’autres vertus capables de pousser ailleurs que dans la frayeur ? Des vertus participatives, engagées, désintéressés. Un combo capable d’offrir de nouvelles pratiques, une démocratie directe n’émanant plus seulement des (si peu) représentants du peuple. L’agora « Nuit Debout » organisée au pied de la statue ne désire pas autre chose. Mais que la République se rassure… Loin d’un coup de couteau dans le dos, il s’agit plutôt d’une pique sur les fesses, avec un petit cure-dents en bois d’olivier. Histoire de continuer à avancer.

Louvre Ravioli