Au Musée d’Orsay, Claude Monet nous envoie promener, en plein-air. Saule pleureur, Grosse mer à Étretat, Les coquelicots, Les rochers de Belle-Île, Le bassin d’Argenteuil, Meules – fin d’été… Ces meules qu’il peint par séries pour capter la lumière au fil des saisons et des heures de la journée. Avec La rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878, la promenade bucolique n’est plus de mise. C’est la vie de la ville qui devient le sujet.
Il ne s’agit pas d’y revenir toute l’année, sinon de saisir un instant de kermesse nationale. Monet dupliquera quand même l’évènement Rue Saint-Denis, fête du 30 juin 1878. Partout, le bleu blanc rouge s’agite. Aujourd’hui, cette acclamation républicaine revient sur le fil de l’actualité. En novembre 2015, le président de la République invitait tous les français à pavoiser leur habitation… Impression, nation se relevant ? La France semble devoir se remettre de moments difficiles, un peu comme en juin 1878.
Fête et défaite
Nous sommes Rue Montorgueil, à Paris, en 1878. La capitale accueille 6 millions de visiteurs à l’occasion de la troisième exposition universelle. L’ambiance est électrique. Plein d’inventions sont à découvrir au palais du champ de Mars : l’ancêtre du frigidaire, le four solaire, la machine à écrire, une machine à glaces aussi… Les badauds peuvent aussi découvrir un nouvel éclairage de 32 globes électriques sur l’avenue de l’Opéra. Pour s’y rendre, les promeneurs pourront emprunter la rue Montorgueil. Un air de kermesse agite les lieux. Toute la rue est pavoisée.
« J’aimais les drapeaux, dira Monet, lors de la première fête nationale du 30 juin, je me promenais […] rue Montorgueil; la rue était très pavoisée et un monde fou, j’avise un balcon, je monte… ».
Dans deux ans, la fête nationale sera fixée au 14 juillet. En attendant, le 30 juin exalte déjà la palette tricolore. Rien n’est stable, tout s’agite. Les petites touches colorées animent les passants. La foule remue. L’eau des drapeaux scintille dans un air d’euphorie. Monet capte cet instant de fête, rue Montorgueil.
On croirait une plongée dans le « canyon of the heroes » à Broadway. Pas la peine de chercher des marines victorieux ou des astronautes revenus de la Lune. Ce jour-là, c’est une troupe d’inconnus qui défile. Il y a peut-être des vétérans de la raclée de Sedan qui se promènent, mais ils ne sont pas le sujet. Au contraire. Depuis septembre 1870, la IIIème République a succédé au Second Empire. Il s’agit d’oublier la défaite contre la Prusse, la guerre civile de la Commune. Pour cela, rien de tel qu’une bonne fête nationale. On agite les couleurs pour faire tourner les têtes, pour faire oublier la défaite. Dans Choses Vues, Victor Hugo clôture son année 1878 par ces mots :
« L’univers est témoin que la France use bien de la défaite. Chute, mais chute sublime. (…) La France a une façon d’être vaincue qui la laisse victorieuse. »
Les coquelicots de la ville
Claude Monet a 38 ans. Depuis la naissance de son deuxième garçon, il a trois bouches à nourrir et des sujets à trouver. Tubes de gouaches dans les mains, chevalet sous le bras et créanciers aux baskets. La maison d’Argenteuil lui coûtant trop cher, il est rentré à Paris pour faire des économies. Si il a déjà peint des Coquelicots (1873), les affaires ne sont pas encore fleurissantes. Qu’importe, il continuera son travail à Paris, cette ville qui lui prête tant de sujets.
Monet pose un regard poétique sur ces paysages urbains. Son idée ? Faire du beau à partir du quotidien. L’an dernier, l’artiste demandait la permission au chef de la gare Saint-Lazare de poser son chevalet à bout de quai, pour saisir les vapeurs bleutées des locomotives. Ces machines filantes vers Argenteuil et Giverny… L’artiste réalise des séries entières, tout comme ses meules de foin normandes. Il s’agit de capter toutes les lumières de la ville, merveilleuse. La rue Montorgueil, c’est pas les falaises d’Étretat mais en ouvrant bien les yeux, l’artiste y retrouvera les mêmes intuitions poétiques.
Monet renouvelle l’expérience de la vue plongeante, si chère à Caillebotte et Pissarro. Depuis les balcons, les artistes observent les foules qui se faufilent dans les ruelles, produisant des mouvements d’une nature nouvelle. Il ne s’agit pas de produire une image stable et conceptuelle. Les impressionnistes laissent ça aux académiques. Ils préfèrent présenter le visible, cette chose fugitive. Le Paris rectiligne du préfet Haussmann s’agite sous leurs pinceaux. Monet dévoile la sensation en retraçant la surface changeante des apparences. Très changeante.
Bleu, blanc, rouge. Rien ne bouge ?
À voir cet élan bleu-blanc-rouge, on imagine une nation unie dans une même direction. « Impression, nation se levant ? » pourrait-on se dire… Mais cette nation-là se lève en eaux troubles. Les couleurs de la France sont l’œuvre d’un bouillon d’héritages : le bleu et le rouge sont les couleurs de la ville de Paris ; le blanc symbolise la monarchie des Bourbons. Ce symbolisme conciliant des cultures opposées ne se fait pas sans heurt. Mac-Mahon – le premier président de la IIIe République – est un ultrareligieux qui souhaite un retour de la royauté. Ça pour du contraste, c’est du contraste… La palette « bleu-blanc-rouge » du 30 juin 1878 symboliserait davantage la nation française unie après la défaite que la « République des républicains » qui gouvernera l’an prochain.
Monet ne verse pas dans l’exaltation nationaliste. L’entrée en guerre de la France en juillet 1870 n’a soulevé aucun sentiment patriotique chez le futur faiseur de nénuphars. La mort de son ami Frédéric Bazille sur le champ de bataille ne viendra pas contredire son ressenti. Il a fui les combats de 1870, s’est exilé à Londres où il a rencontré Pissarro, cet anarchiste. Pour autant, le jour du 14 juillet (ex-30 juin), Monet ne reste pas dans son lit douillet. Parmi le groupe impressionniste, il compte parmi les plus républicains. Il est moins à gauche que Pissarro mais, nettement moins à droite que Degas, fervent anti-dreyfusard qui participera à l’Action Française. Dans quelques années, le groupe impressionniste va se séparer.
Au fil de son Histoire, le drapeau tricolore claque aux vents des symboles qu’on veut bien lui prêter. Tour à tour associé à la république progressiste, au gaullisme triomphant, à la flamme brûlante du Front National… Pourtant, son rôle ne change pas. En juin 1878, il était le sparadrap de la nation pour oublier la douleur de la défaite prussienne. En novembre 2015, le président suggère la même médecine tricolorée pour estomper les douleurs terroristes. Les pansements sont en vente dans tous les supermarchés. Pour autant, les soins prodigués n’effacent pas toutes les ambiguïtés. Ce drapeau œuvre-t-il pour un grand rassemblement républicain ou pour un repli nationaliste ? C’est au regard de chacun d’opérer le mélange. Les trois couleurs sont-là, y’a plus qu’à façonner ses impressions… Facile à dire hein ? Surtout lorsqu’on se fixe pour objectif de trouver l’harmonie. Monet y a consacré toute sa vie.