Au Louvre, les salles de la Renaissance du Nord sont assez sages. La turbulente peinture du XVIIe siècle ne fait pas encore hurler les salles de classe et les villages avinés, les pavillons bataves de la Compagnie des Indes ne plastronnent pas encore sur toutes les mers. À l’époque, ce sont les portugais qui maîtrisent le monde et animent le port d’Anvers. Dans les entrepôts, les échanges sont permanents et les monnaies – sans commune mesure – se diffusent.
Le prêteur et sa femme est accroché entre un Jérôme priant dans le désert et une Madeleine qui renonce à la vie mondaine… Étrange. Que viennent faire ces banquiers au milieu des pénitents du Louvre ? L’accrochage serait-il hors-sujet ? Pas sûr. Le prêteur et sa femme offrent aux visiteurs de vérifier toutes leurs valeurs. Pas seulement les valeurs matérielles…
La table des pièces rapportées
Dans ce comptoir de change, tous les regards se dirigent vers ce qui brille. Sur la feutrine du bureau s’étalent bagues, perles et pièces d’or… Ces ronds manipulés par le prêteur étincellent : trifolaro de Sicile, penny anglais, écu de Louis XII, augustale de Frédéric II. Ces devises sont diffusées par les marchands du monde. Un miroir posé sur la table reflète le vis-à-vis du prêteur. Vient-il échanger des bijoux contre de l’argent ou inversement ? On ne sait pas. Il assiste à cette pesée qui certifiera la valeur des pièces disposées sur la balance : le trébuchet. Les pièces seront trébuchantes si personne n’a modifié leurs poids en grattant de leur or ; elles seront sonnantes si elles ne contiennent pas de métal vil venu plomber leur tintement.
A l’intérieur de la pièce, tout est calme. La composition repose sur des oppositions subtilement équilibrées. Tandis que le peseur d’or au visage fermé calcule dans l’ombre, sa femme lumineuse tourne les pages de son livre de prières. Un agneau enluminé illustre la page déjà lue alors que la prochaine présente une Vierge à l’Enfant. Les époux portent une alliance : celle de monsieur côtoie une pièce, celle de madame caresse l’Agneau. Le matériel et la pesée s’opposent au spirituel et la pensée. Les habits cultivent le contraste : les « vert-gris » portés par le peseur s’opposent aux rouges de sa femme, vêtue comme la Vierge. Madame jette un regard distrait – presque désintéressé – vers les pièces. Vérifierait-elle la pesée ? Metsys ne donne pas la réponse mais contrebalance toutes ces oppositions par de doux équilibres. Ainsi, les plateaux du trébuchet semblent se retrouver, la page du livre d’heures reste suspendue dans les airs alors que les silhouettes du couple forment une pyramide presque stable.
Derrière ces fragiles équilibres, le décor est chargé. Sur les étagères, s’entassent livre de compte et lettres de changes – cet ancêtre du carnet de chèque. (Anvers vient d’autoriser les jeux d’écriture pour éviter aux marchands de se promener avec leurs valeurs). À côté des registres s’étale une ribambelle d’objets détonants. Il y a cette pomme notamment, nichée entre les carnets de chèque et placée juste au-dessus du banquier… Pas besoin d’être théologien pour comprendre qu’il ne s’agit pas de son prochain goûter.
L’argent, prix au dépourvu
Grâce aux entrepôts portugais, le port d’Anvers est devenu une plateforme mondiale où s’échangent épices et devises. Dans l’Europe d’alors, chaque pays frappe sa monnaie. Les souverains fixent le cours des monnaies de leur territoire et décident les quantité, motif et qualité des pièces. Chacun dispose de son « maître des monnaies » qui achète et frappe le métal alors que des changeurs sont chargés de récupérer les monnaies n’ayant pas cours légal pour les échanger contre des monnaies autorisées. Initialement encadré par son roi, le changeur est progressivement devenu indépendant. Il s’est même transformé en prêteur depuis que le souverain l’a autorisé à fixer le cours des monnaies. Dit autrement, c’est lui qui détermine le prix de l’argent.
Ces nouveaux métiers de l’argent se frottent à la morale chrétienne. Si l’Église tolère le prêt à taux d’intérêt, elle condamne l’usure, ce « prêt à taux d’intérêt abusif ». Mais à partir de quelle démesure un taux devient-il abusif ? Pas facile de répondre, la Bible ne fait pas dans le pourcentage. Sur le cadre du tableau était gravé un précepte basé sur la loi de Moïse : « Que la balance soit juste et les poids égaux ». À chacun de lire ça en conscience… Malheureusement pour les consciences – depuis Moïse – de l’eau a coulé et les papes se rincent. En 1514, le roi du Vatican s’appelle Léon X. Un Médicis plus proche de JP Morgan dans sa piscine que de Saint Jérôme dans le désert. Les humanistes s’indignent. Erasme et Thomas More prônent dès lors un retour aux Écritures ainsi qu’aux valeurs morales. Exit l’excès matériel.
Et ce matériel, Metsys aime lui rentrer dedans. Faut dire que l’artiste est un ancien forgeron. Lorsqu’il peint pour dénoncer l’avarice, le maître anversois burine parfois les faciès jusqu’à la caricature. Pourtant, avec Le prêteur, ce n’est pas le cas. Avec sa maîtrise de huile sur bois, Metsys offre du raffiné trois étoiles. Il n’y a qu’à voir les mains des personnages ! Des mains de pianistes douces comme les fourrures des encolures. La fourrure est « le » passage technique des peintres du Nord pour rentrer dans le cercle. (Dürer en sera le chantre). Metsys rend d’ailleurs hommage à Van Eyck, un maître de l’École du Nord. Les costumes de ses banquiers sont empruntés aux Époux Arnolfini (1434) tout comme le miroir posé sur la table qui nous renvoie ce mystérieux personnage …
L’Anvers du décor
En réalité, la scène est remplie de mystères et de symboles. Déjà, la pomme sur l’étagère nous mettait la puce à l’oreille. En fait, tous les objets présentés ont un sens : la boîte en bois à côté de la fenêtre renferme la divinité ; les boules de verres symbolisent la vierge ; la cruche de verre renvoie à la sincérité ; la pomme est le péché d’avarice alors que la bougie éteinte évoque la mort. Grosso modo, le sens de ce divin rébus pourrait être :
« Sois juste, ne cumule pas les richesses vu que de toutes façons, tu vas y passer. »
Agir avec mesure, pas facile. Ce genre de leçon de morale conduit à des chahuts intérieurs. Ça pourrait expliquer toutes ces oppositions dispersées dans le bureau du banquier.
Partout on trouve des duos, comme un écho aux balances du trébuchet, comme un clin d’œil à l’ultime pesée du jugement dernier. Les bonnes actions contre les mauvaises… Il n’y a pas seulement Monsieur « Calcul » et Madame « Prière » qui s’opposent. Au fond, à travers la porte entrebâillée, des personnages échangent dans la rue. Un vieil homme indexe son vis-à-vis, plus jeune. Interdiction lui est faite de rentrer dans le comptoir, ce lieu d’usure et de vices. Au premier plan, les pages du livre d’heures cachent aussi leur duo : la Vierge à l’enfant, symbole de sagesse, se retrouve face à l’Agneau, symbole du rachat de nos pêchés. Toutes ces paires opposent des forces qui s’équilibrent, fragilement. Un seul personnage semble être seul, c’est l’homme caché dans le miroir…
Ce miroir est l’ancêtre de la caméra de surveillance. Normalement, le banquier met ça dans un coin devant lui pour voir ce qui se passe dans son dos. Metsys l’a orienté ainsi pour nous révéler cet homme adossé à la fenêtre. Dehors, on devine la flèche d’une cathédrale pointant le ciel, lumineux. L’homme vêtu de rouge – comme ces dames – ne prête aucune attention à la pesée des pièces. Il lit un livre adossé aux rebords de cette fenêtre dont la croisée évoque la croix du Christ. Ce sage est-il venu tout seul ? Pas sûr… Si le spectateur redressait le miroir vers lui, il serait bien surpris de s’y voir. En fait, nous formons l’ultime duo avec l’homme en rouge. Le client de l’histoire, ce n’est pas lui. C’est nous. Notre regard ne s’est-il pas concentré vers les pièces du trébuchet ? Impossible de s’en dédire, tout a été filmé : le miroir ne révèle pas seulement les recoins de la pièce, il symbolise aussi le reflet de notre conscience face au ciel. Nous venons d’être mis en garde. Besoin de répéter le message ? Point trop n’en faut.