Au Louvre, le marbre de la salle des Caryatides est incontournable, un peu comme le verre de la galerie des Glaces ou le cuivre d’une fanfare. Parmi les sculptures grecques exposées-là, un célèbre musicien se déhanche sur la piste. C’est l’Apollon Sauroctone qui, pour cette fois, a posé sa cithare pour taquiner un petit lézard.
Le sculpteur Praxitèle adresse son clin d’oeil au combat entre Apollon et Python. Apollon, ce membre VIP du club des « tueurs de reptiles » tel Saint-Michel & son dragon ou Hercule & son hydre, luttes acharnées du bien contre le mal. Étrangement, le combat du Louvre semble innocent et détendu, à première vue.
On l’appelle Apollon Sauroctone ou « tueur de lézard ». L’écrivain Pline évoque un « Apollon jeune, guettant avec une flèche un lézard en train de ramper, et qu’on appelle sauroctone ». Le dieu menace l’animal d’une flèche qu’il tenait dans sa main droite ; de l’autre il s’apprête à attraper le fin reptile qui se faufile le long de son arbre. À son arrivée à Delphes, Apollon tuait ce gros lézard avant de poser ses valises au sanctuaire.
Ovide raconte ce combat épique dans Les Métamorphoses :
« Le dieu archer (…) accabla le monstre de mille traits, vidant presque son carquois. »
Praxitèle n’a pas dû lire ce passage car son divin archer – sans carquois – affronte un python « porte-clés » dans une ambiance très détendue. Visiblement, le Sauroctone ne va pas accabler grand monde : sa jambe libre qui se promène derrière la jambe appuyante assied la sérénité de tout ce corps de lait. Le déhanché de sa silhouette accoudée laisse plutôt imaginer une conversation aimable.
D’ailleurs, sa main gauche s’apprête-t-elle à une capture ou une caresse ? Tout semble doux comme ce corps qui détonne sur le tronc rugueux pour faire place au canon de Praxitèle : ovale régulier, triangle sur le front, mèches basses sur les tempes. Son visage reprend les traits de l’Aphrodite de Cnide. Ô surprise : en fixant ses yeux, on découvre qu’Apollon ne regarde même pas sa proie. Le soi-disant tueur n’en finit plus d’être inoffensif. À croire qu’il n’y a vraiment pas de lézard.
Un « Oblique » parfois bancal
Les grecs consultent Apollon pour valider une expédition coloniale ou les lois de la cité. L’oraculaire est surnommé « l’Oblique » car ses conseils ambigus laissent libre court à toutes les interprétations. Fidèle lieutenant de Zeus – son paternel – il veille à l’harmonie du monde depuis le sanctuaire de Delphes, bâti juste après son combat contre Python. Au IVe siècle av. J-C., cette lutte inspire un bronze à Praxitèle. Parmi les nombreuses copies, celle du Louvre est considérée comme la meilleure.
Apollon est aussi célébré comme divinité capable d’éloigner les catastrophes naturelles. Dans la Grèce entière, les temples et les statues prolifèrent… À Athènes, il est présenté à côté des sauterelles pour préserver les récoltes ; à Epidaure, on le voit avec un rat pour éloigner la peste. Étonnamment, l’Oblique – ce dieu protecteur – peut aussi se montrer impitoyable envers les coquins désireux de perturber l’harmonie de ses accords.
La mythologie fait passer le message à travers de mélodiques paraboles. Ainsi, après avoir gagné son concours musical face à Marsyas grâce aux notes justes de sa cithare, Apollon va punir le joueur de flûte. Le lieutenant de Zeus ne plaisante vraiment pas avec le respect des harmonies : le satyre – ce souffleur de notes mélangées et désordonnées – finira écorché vif et suspendu à un pin. Connaissant le penchant vengeur et impitoyable d’Apollon, le calme du Sauroctone du Louvre intrigue un peu plus encore…
Chaos debout
Apollon semble perdu dans ses pensées. Songerait-il à la source du mal ? Songerait-il à Gaïa qui lui a envoyé Python ? La Déesse Mère n’en est pas à son coup d’essai. Ses aînés (Titans, Géants & Typhon) ont déjà perturbé l’équilibre de son propre cosmos. Étrange. Pourquoi se tirer un dragon dans le pied ? Certains philosophes se sont mis à la place de l’immortelle Gaïa : après quelques siècles de repos, le calme forcé peut devenir plat comme l’encéphalogramme du débranché. Pour s’éviter le mortel ennui, les dieux vont intégrer en leur sein les forces chaotiques.
Ce sont les hommes qui vont trinquer : une invasion de sauterelles par-ci, une pandémie par-là, mais pas seulement. Un autre danger va guetter les amis de Prométhée, il est d’ailleurs gravé à l’entrée du temple d’Apollon. À défaut de lire Attention au chien voire Attention au lézard, le visiteur découvre le fameux Connais-toi toi-même. Cette mise en garde adressée aux hommes signifie :
« Ne te prends pas pour un dieu, reste dans tes limites. Ne viens pas troubler l’ordre du monde en péchant par hubris. »
L’hubris, ce penchant naturel vers la démesure…
Quelle partition nous joue cet Apollon si serein ? Va-t-il ou non capturer le lézard ? On ne sait pas. Les plus pragmatiques n’en douteront pas un instant car ils connaissent la fin du mythe. Apollon étant annoncé vainqueur, il peut combattre en toute sérénité. Pour d’autres, sa sérénité reflètera surtout la cohabitation parfaite entre l’harmonie et son altérité. À quoi bon tuer le lézard puisqu’il est nécessaire à l’équilibre du monde de Gaïa ? D’autres visiteurs (+ angoissés ?) pourraient aussi y voir la mise en garde d’Apollon envers les hommes, ces bipèdes avec leur « part de lézard » capables de détruire le cosmos. Pourquoi pas ? La flèche d’Apollon – dieu de la mesure juste – serait alors la baguette du chef-d’orchestre prêt à nous taper sur les doigts en cas de fausses notes…