Élisabeth Vigée Le Brun prend la pose avec Julie, sa fille de 6 ans. C’était l’âge de l’artiste lorsqu’elle fut récupérée chez la nourrice par ses parents. À son époque, les géniteurs prospères n’hésitent pas à déposer leurs mômes chez une nounou des années entières. Pourquoi s’encombrer la vie à changer des couches et à donner le sein ? En 1762, Rousseau donne sa réponse. Dans L’Émile ou De l’éducation, il écrit : « Point de mère, point d’enfant ».
Toutes les mamans des Lumières vont donc nourrir leurs petits, s’occuper d’eux tendrement, dès la naissance. Et ce, même si le temps manque. Working girl au rythme de travail effréné, Vigée aurait peut être apprécié le lait en poudre d’aujourd’hui. Nous sommes en 1786. Elle est indépendante et gagne (très bien) sa vie en portraiturant les figures princières. Sa fille Julie n’est jamais loin. Malheureusement, les tumultes de la Révolution vont bientôt exiler mère et fille. Saltimbanque de luxe, Vigée ira peindre la noblesse d’Europe. Sa fille sera alors promenée entre les cours, à suivre le talent de la mère…
Démonstration de tendresse
Elisabeth et Julie – alias « Brunette » – vivent rue de Cléry à Paris. Dans le salon de velours, les tissus sont légers comme la mode qu’Elisabeth vient de lancer. Une mode « à la grecque » faite de robes sans surcharge pour pouvoir bosser dans l’atelier. La douceur des étoffes répond à celles carnations. Les mouvements délicats enlacent la mère et sa fille. Les mains de l’artiste – créatrice et protectrice – sont la tendresse même. Elles bercent Brunette, une bambine en chemise blanche bien éloignée des petites princesses de Velázquez, ces mini-adultes en escarpins.
Le tableau est baptisé « La Tendresse Maternelle », une pose plus proche de l’icône solennelle que d’une complicité spontanée. Telle une Vierge à l’Enfant de Raphaël, Julie est sur les genoux de la mère protectrice aussi appelée « Trône de la sagesse ». Elisabeth couve sa progéniture bien au chaud contre sa poitrine. L’inclinaison des têtes semble pointer le degré de tendresse.
Cette toile illustre la nouvelle culture des Lumières. L’Emile ou De l’éducation est écrit par Rousseau en 1762. Il entame l’ouvrage en insistant sur l’importance du rôle des mères : « Que les mères daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d’elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs. » Vigée va non seulement daigner nourrir son enfant avec joie mais elle va aussi en profiter pour nourrir son art avec succès.
Marie-Antoinette Vigée Le Brun
Indépendante de nature, Vigée l’est aussi dans son style. Autodidacte, sa maitrise technique est vite remarquée. Pour se donner une idée, voici ses lumières concernant le travail des ombres : « Elles doivent être vigoureuses et transparentes à la fois, c’est à dire point empâté, d’un ton mur accompagné de touches fermes et sanguines dans les cavités : les yeux et l’enfoncement des narines ». Un jeu d’enfant n’est-ce pas ? C’est d’ailleurs pour ça qu’elle intègre l’Académie à 28 ans. Un départ rapide qui lui permettra de réaliser quelques 900 toiles.
Parmi les 900 toiles, il y a 660 portraits. Au-delà de leur profondeur d’âme, les commanditaires veulent valoriser leur posture sociale. Ses portraits de femmes lui attirent des sympathies. Élisabeth est reconnue. Aux jardins du Palais Royal, elle croise la duchesse de Chartres qui lui présente Marie-Antoinette. La Tendresse Maternelle a tapé dans l’œil de la reine qui veut aussi être portraiturée avec ses enfants. Au-delà de la photo de famille, il s’agit de redorer son blason de reine. Une mauvaise presse lui reproche d’avoir la main lourde sur les dépenses et la jambe légère sur les courtisans…
Du coup, on s’interroge. Il ne s’agit certainement pas de douter de la sincérité de ces amours maternels. Mais ces dames – que ce soit Marie-Antoinette ou Elisabeth – ne seraient-elles pas en train d’utiliser le portrait en abusant de leur statut de mère ? L’une pour redresser son image de libertine dispendieuse, l’autre pour affirmer son statut d’artiste à tout faire. Et l’enfant dans tout ça ? Le voilà parti à mi-chemin entre le bouclier et le faire-valoir…
En plein dans l’Émile (ou juste à côté)
Dans la nuit du 6 octobre 1789, Vigée fuit la Révolution pour l’Italie. Elle est avec Julie. « Je portais le costume d’une ouvrière mal habillée, je venais d’exposer au salon le portrait qui me représente avec ma fille dans les bras. » Le tableau volé est porté au ministère de l’intérieur qui traque les conspirateurs royalistes. Vigée a peur, elle peut-être reconnue. Arrivée à la frontière italienne, un portillon l’interpelle : « Ah ! Madame vous n’êtes pas ouvrière. Vous êtes, Madame Le Brun, qui peint dans la perfection ». Ouf, ça passe.
Mère et fille sont parties pour 12 ans d’exil. Vigée démarre le « Grand tour » d’Italie si cher aux peintres. Elle portraiture les couronnes exilées à Naples, Rome, Florence. Sa fille la suit partout. Elles iront ensuite à Vienne puis à Saint-Pétersbourg. Elles seront en Russie jusqu’en 1800. « Brunette » a maintenant 18 ans (ou pas loin). Elle a rencontré le directeur des Théâtres de Saint-Pétersbourg, son futur mari. Sa mère n’approuve pas la liaison. Les deux femmes s’engueulent, s’éloignent, ne se voient plus. Leur amour fusionnel finit par se consumer. Pourtant, la mère a le nez creux : l’amour russe de sa fille a tourné au vinaigre, et pas que… Julie commence à boire, à faire le trottoir… Certaines trajectoires ne s’arrêtent plus jamais de dégringoler. Ce sera le cas de la pauvre Brunette qui finit emportée par la syphilis.
Elisabeth ne comprend pas. Elle a tout donné à Julie. Pas facile de pousser à l’ombre d’une star de mère ? Très facile de juger a posteriori aussi. La mère a bon dos. Les raisons de déraper sont nombreuses : passer sa jeunesse en exil, écouter des histoires de têtes sur des piques avant de s’endormir, vivre loin du père, étouffer sous le trop-plein de tendresse d’une mère qui compense… Pédo-psy de comptoir. Pas grave : Ressers-moi un verre L’Émile ! En voyant La Tendresse Maternelle, on repense – par contraste – à l’apprentissage autonome prôné par Rousseau. L’Émile doit marcher tout seul et se défaire des bras qui l’enlacent. Il va tomber de nombreuses fois, mais peu importe. « Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures ».