Au Louvre, les petites salles prunes de l’Ecole du Nord présentent une multitude de scènes de genre géniales. Un quotidien corrosif et cocasse où se côtoient arracheurs de dents crispés, alchimistes préoccupés, maîtres d’école dépassés et villageois avinés. Certaines scènes sont vraiment crues. Dans La Kermesse (v.1635) de Rembrandt, des villageois éructent dans un coin alors que d’autres vont lourdement peloter la nourrice qui tente pourtant de faire boire sa bière à un nourrisson… Elles sont loin les scènes d’adoration de l’enfant Jésus.
A l’époque, les Provinces-Unies – tout juste libérées de la tutelle catholique espagnole – s’enrichissent dans le commerce et voient apparaître une classe très importante de « nouveaux riches ». La pyramide sociale du plat pays s’adoucit. Le statut n’y est plus défini selon le degré de naissance ou le niveau d’éducation mais par la fortune amassée. Et pour tous ces gens désireux de s’offrir de l’art pour faire briller leur réussite dans le salon, l’iconographie italienne trop convenable et intellectuelle n’est plus un premier choix.
Les artistes hollandais vont s’orienter vers des sujets plus laïques sans pour autant esquiver la leçon de morale. Avec La Mauvaise Compagnie (v.1665), Jan Steen saisit une scène de son quotidien. Le peintre – tenancier d’une brasserie à Delft pendant quelques années ! – représentera d’innombrables héros de taverne. Ici, un jeune pigeon écrasé par l’alcool lui permet d’illustrer la Parabole du fils prodigue perdu dans les plaisirs terrestres. Pour faire passer le message, Jan Steen choisit de nombreux proverbes de l’époque compris de tous. Ce jeune pigeon n’est-il pas assis entre deux chaises ? Lui qui a couru après le jeu et les femmes n’a plus que ses yeux pour ronfler… En disposant de nombreuses symboliques, l’artiste offre au spectateur cette seconde lecture. Une lecture assez moralisante mais pas si déprimante finalement pour cette brebis égarée qui s’apprête à tourner la page.
Vol de pigeon écrasé
La scène se déroule dans une obscure taverne plus proche du sordide backroom que de l’aimable troquet. Rideaux, murs, portes, carrelages… Tout est brun et sombre dans ce huis-clos boisé comme le fond d’un tiroir à secrets inavouables. Seul le pâle jeune homme se détache, tout affalé sur les cuisses d’une dame. Epuisé d’avoir trop bu, il semble plus proche de la nature morte que de la scène de genre. Il a fait tomber pipe, chapeau et jeux de cartes et se fait relever les poches par ces dames. On comprend sans mal la situation. La vieille qui récupère la montre à gousset, le manteau et l’épée est l’entremetteuse qui a conduit le pigeon dans la taverne. Les deux autres complices ont dû prendre le reste. D’ailleurs, celle qui nous fixe de son regard louche semble considérer son prochain pigeon… Par terre, une carafe de pinard occupe le premier plan. Rien d’étonnant. Pour appuyer l’image de cette brebis égarée dans les plaisirs terrestres, Jan Steen introduit bien d’autres symboliques.
Il y a des huîtres un peu partout, par terre, sur la table. Le jeune homme s’est gavé de tous ces fruits de mer, considérés à l’époque comme aphrodisiaques. Par ailleurs, Steen l’a assis entre 2 chaises pour pointer du doigt celui qui a trop désiré et qui n’a finalement rien obtenu. Un autre proverbe évoquant le hasard est aussi illustré : cela dépend de la manière dont tombe les cartes. Le jeune homme – tout fané entre ses cartes à jouer – paie ainsi cher sa démarche hasardeuse.
Au fond de la salle, deux vieux habitués observent tout ça d’un regard entendu. L’un d’eux fume sa pipe (qu’il n’a pas dû faire tomber depuis longtemps) alors que l’autre berce les rêveries du candide avec son violon. Ce musicien n’est autre que Jan Steen qui s’est placé devant une porte entrouverte. Ainsi mis en scène, l’artiste illustre un autre proverbe : Se frotter le derrière contre la porte qui signifie « se moquer du tiers comme du quart ». Le peintre représenterait-il sa manière punk d’envisager la peinture ?
Steen : un baroque, des barriques.
Les parents de Steen sont des marchands de grains et des brasseurs qui tiennent une auberge à Leyde. Jan qui travaille à l’auberge se forge une solide culture populaire et un regard affuté sur son époque. En 1654, il part s’établir à Delft, où il tient la brasserie « De Slange » (Le Serpent) qui sera une intarissable source d’inspiration pour sonder les âmes avinées de son temps. Véritable Comptoir de la Compagnie des Zincs où s’échangent des mœurs épicées et des étoffes peu soyeuses… Les armateurs anversois n’ont qu’à mal se tenir.
Cette culture populaire n’empêche pas l’artiste de profiter d’une éducation plus rigoureuse. Ses brasseurs de parents – issus d’un milieu catholique aisé – envoient Jan étudier à l’école latine. Il s’y forge une solide culture académique et religieuse où il étudie la Bible et son lot d’évangiles. Il deviendra un peintre du baroque hollandais en se formant aux ateliers d’Utrecht avant d’intégrer la guilde de saint-Luc qui réunit la crème les peintres hollandais.
Un baroque, des barriques. La peinture de Steen conjugue les contrastes de sa trajectoire. Ainsi, il mêle une culture populaire obtenue avec la mention spéciale du comptoir et une éducation plus académique et religieuse. On dirait du Chaplin avant l’heure. Son oeuvre opère la synthèse de ces deux trajectoires. Son foutoir est ordonné à la perfection, ses vaudevilles agencés au millimètre. Derrière un bordel apparent, chaque détail expose une idée. Sa finesse d’esprit lui permet de mêler le burlesque et le sérieux, le proverbe populaire et le religieux solennel. La Mauvaise Compagnie profite de tout ça.
Une auberge de fin de jeunesse ?
Cette scène de beuverie fait écho à la Parabole du fils prodigue. Dans cette histoire, un fils cadet, rebelle et ingrat, quitte son père et son frère aîné après avoir réclamé sa part d’héritage. Ayant vite dilapidé ses biens dans la débauche, il survit comme gardien de porcs, mieux nourris que lui. Tout honteux, il finit par rejoindre son père pour demander un job et implorer son pardon. Au lieu de rejeter son fils qui sent fort le cochon, son père l’embrasse et organise une fête. Le fils aîné, jaloux comme un poux, va jouer des coudes pour faire valoir sa loyauté autrement plus belle que le misérable retour de son frère. L’histoire dénonce ainsi le comportement intéressé du fils aîné qui, aveuglé par la jalousie, refuse le pardon.
Cette parabole – riche en histoires et en symboles – sera traitée un million de fois en peinture. Mais Steen ne va pas s’intéresser au retour de l’enfant prodigue, pleurnichant en haillon face à son père. La prise de conscience, le pardon, le retour de la brebis égarée, c’est pas pour Steen. Lui, choisit le début de l’histoire qu’il va représenter à sa manière. Son fils prodigue ne se fait pas voler n’importe quel objet. Il s’agit bien d’une montre. Le jeune homme s’apprête-t-il à rentrer dans une ère nouvelle ? Signe d’un changement de temps, signe d’une page qui se tourne, voire se déchire. Certes, il va se réveiller avec une sacrée gueule de bois, mais c’est le prix de la mue. Sa jeunesse et sa candeur vont bientôt mettre les voiles. Reste à savoir maintenant ce qu’il fera de tout ça. Au moins, il connaîtra la musique comme ce génial Steen qui semble bien connaître ses gammes.