« Liberté, liberté, est-ce que j’ai une gueule de liberté ? »
Franchement, c’est à se demander. Avec ce visage sévère et cette mâchoire serrée, on dirait qu’elle souffre cette liberté. Elle a le regard inquiet et inquiétant. On aurait presque peur de se faire encorner par les rayons de soleil de son diadème. D’ailleurs elle a toute la panoplie : manteau en cuivre, clous sur la tête, chaînes brisées à ses pieds. Manque plus que le fouet pour cette masochiste qui peine à jouir de sa liberté. En atteignant Ellis Island, les immigrés devaient se dire que ce n’était pas gagné. Après tout, c’est peut-être ça aussi le message. Parce qu’en réalité, pour elle non plus ça n’a jamais été gagné.
New York : grosse pomme ou bonne poire ?
Le projet d’une statue de la « Liberté éclairant le monde » naît en France sous le Second Empire. Napoléon III – qui vient d’envahir salement le Mexique – s’essuie pourtant les semelles sur ce genre de concept. Dans l’hexagone, nombreux sont ceux qui parlent de liberté avec le spleen de 1789 au fond de la voix. Ces boulimiques de Tocqueville jalousent la liberté sans limite des Etats-Unis. Il faut pourtant nuancer le propos : les US sortent d’une guerre civile, Lincoln vient de se prendre une balle et les états du nord refoulent les affranchis du sud… Mais peu importe. Aussi cabossée soit-elle, les américanophiles veulent profiter du centenaire de l’indépendance pour célébrer la liberté en offrant au pays une statue. En 1870, Bartholdi réalise une première ébauche. « Première ébauche » vraiment ? En 1867, le sculpteur avait déjà proposé une statue de ce genre. Si, si.
Voilà longtemps que Bartholdi est dans la place – sur un paquet de places même – vu toutes ses statues qui décorent les villes de France. Depuis son voyage en Egypte vers 1860, il veut faire dans le monumental. Son rêve : proposer au monde un projet grandiose comme les Colosses de Mémnon. Il profitera de l’inauguration du canal de Suez pour proposer un projet de phare visant à décorer l’extrémité orientale de l’ouvrage. La maquette a la forme d’une femme brandissant une torche : « L’Égypte apportant la lumière à l’Asie ». Le projet n’aboutit pas mais qu’importe. Quelques années plus tard, il présentera sa paysanne égyptienne à New York.
En liberté très surveillée
Les obstacles à la réalisation du projet sont nombreux et Bartholdi doit veiller sur sa « Liberty » à chaque instant. Alors qu’il vient de convaincre son cercle d’amis, éclate la guerre contre la Prusse. La France prend une raclée, Bartholdi est marqué mais ne va rien lâcher. Il file aux US en 1871 pour choisir une île et trouver un architecte pour le piédestal. Il croisera certaines personnalités tièdement emballées, mais qu’importe. Rentré au pays, il doit patienter, le temps pour la France de sortir de la paille pour lui donner les fonds. Lorsqu’il démarre, le dessin initial est à peine modifié. Bartholdi aurait choisi sa mère pour le visage de Liberty. Quand on pense qu’il s’est marié aux US pour ne pas l’avoir dans les pattes, c’est assez drôle…
Il va la draper de cuivre, c’est léger, facile à magner et à transporter. Mais comment la faire tenir debout ? Il souffle un vent à t’éteindre une torche à New-York. Bartholdi décide de faire appel à Gustave Eiffel. L’ingénieur n’a pas encore réalisé sa tour mais c’est déjà un ponte en viaducs. Pour ériger les 45 mètres de statue, il dresse 4 pylônes reliés par des poutres métalliques qui s’entrecroisent. En 1883, la structure est recouverte de cuivre, tout est presque fini.
Sans fraternité, pas de liberté.
Malheureusement aux US, les travaux de fondations piétinent. Pas de sous, les politiques ne s’impliquent pas. Pour convaincre les américains, Bartholdi a pourtant présenté le bras de la statue à l’expo de Philadelphie (1876). Le teaser a fonctionné, la promenade dans la torche était l’attraction principale. Mais six ans plus tard, les travaux n’ont toujours pas avancé alors qu’à Paris, les promeneurs visitent la statue dans les ateliers de Bartholdi.
A New York, Joseph Pulitzer n’en peut plus de voir ce piédestal qui piétine. Ce journaliste écrit des colonnes enflammées dans le New York World pour récolter des fonds. Les middle-classes sont touchées par ses pamphlets pointant les pouvoirs publics qui ne lèvent pas le petit doigt. Très vite, le journal est submergé par les dons privés. Qu’ils aient envoyé 20 cents ou 100 dollars, les donateurs sont tous cités dans ce journal devenu une redoutable plateforme de crowdfunding avant l’heure. 100 000 dollars à la clé, c’est pas rien. L’élan fraternel permet enfin de lancer les travaux en 1884. Entre temps, Bartholdi a envoyé la statue à New York pour mettre un peu de pression. Le Congrès qui voit les choses se mettre en place vote finalement un budget pour construire les quais et payer l’ardoise de l’inauguration. C’est un peu facile de venir après la bataille pour placer les guirlandes et distribuer les pin’s… En réalité, sans ce dernier élan de fraternité, il n’y aurait pas eu de liberté.