Voici Œdipe planté face à la sphinge, un hybride monstrueux mélangeant femme, lion, oiseau et dragon. Rien que ça. La terrible bête va bientôt être chassée par l’envoyé spécial de Thèbes. Mais pour l’heure, la cité grecque est dans une mauvaise passe. Son roi Laïos vient d’être tué sur la route de Delphes alors qu’il s’en allait consulter l’oracle pour voir comment chasser la sphinge. Installée sur un rocher, elle pose sa mortelle énigme aux passants : “Quel est l’être doué de la voix qui a quatre pieds le matin, deux à midi et trois le soir ?”
Des os s’accumulent comme un tas de mauvaises réponses… Au centre, Œdipe qui expose sa chair triomphante s’apprête à résoudre l’énigme : “C’est l’homme” va-t-il répondre, celui qui marche d’abord à 4 pattes puis sur ses 2 jambes d’adulte avant de finir avec sa canne.
Les casseroles du paternel
À ce moment de la peinture, Œdipe ne sait rien de son vrai père qui n’est autre que Laïos, l’ex-roi de Thèbes. Un paternel au CV compliqué qui, à 18 ans, violait le fils du roi de Corinthe. Accablé, ce dernier réclamait aussitôt la malédiction des dieux sur le coupable et sa descendance… La chose sera plus tard confirmée par l’oracle qui confie à Laïos : « Si tu as un fils, il sera ton assassin et l’amant de Jocaste. » Étonnamment, Laïos et Jocaste feront tout pour ne pas avoir d’enfants. Mais comme rien ne peut contrer la malédiction, vient un soir de beuverie où les précautions s’oublient et la tragédie s’accomplit.
Le fils qui naît sera pourtant abandonné en pleine forêt, ficelé en haut d’un arbre par un homme de Laïos. Pendouillant sur une branche par ses chevilles percées, l’enfant est décroché par le berger du roi de Corinthe qui passait dans le coin. Le pâtre ira présenter le rejeton à ses souverains sans descendance qui l’adoptent volontiers et le baptisent Œdipe ou « pieds enflés ». Des années plus tard, alors qu’il grandit tranquillement à Corinthe, Œdipe surprend un ragot de cour contestant ses origines. Circonspect, il file à Delphes consulter l’Oracle qui lui répond : « Tu tueras ton père, tu coucheras avec ta mère. » Cette réjouissante perspective ne lui apprend rien de ses origines.
Se sentant toujours corinthien, ne souhaitant commettre ni parricide ni inceste, Œdipe erre sur les routes et croise le carrosse d’un vieil inconnu. Il s’agit du roi de Thèbes – son vrai père – qui s’en va consulter l’oracle pour solutionner une sombre histoire de Sphinge. Sur la chaussée trop étroite, les carrosses ne peuvent se croiser. Personne ne voulant céder la priorité, on s’échauffe : Œdipe se fait gifler avant de répondre généreusement en tuant son fragile vis-à-vis. Voici la prophétie à moitié accomplie. Poursuivant sa route, il arrive à Thèbes et découvre la Sphinge.
Une peinture à 2 temps.
Ingres va peindre cette fameuse rencontre en 2 temps. Pensionnaire à l’Académie de Rome, il réalise une première mise en scène en 1808 avec un cadrage resserré sur Œdipe. Pour cette étude de figure, Ingres s’inspire de différentes sources classiques. Son Œdipe reprend l’attitude de Hermès à la sandale. Cette pose “prétexte” à mettre en valeur les muscles du modèle caractérise aussi les peintures des vases de Paestum.
Pour le Salon de 1827, Ingres donnera une seconde vie à la toile. L’étude de figure va se transformer en peinture d’Histoire. Pour opérer la métamorphose, il rallonge son oeuvre comme la dorsale d’une Odalisque. Dans les espaces ainsi créés, il ajoute les détails qui vont prolonger l’histoire : le thébain fuyant fait son apparition, l’imposante masse de pierre émerge du fond alors que le corps de la Sphinge peu rassurée apparaît en entier tout comme le pied du mort au premier plan.
Pourquoi Ingres ajoute-t-il ces détails ? Voudrait-il nous en dire davantage ? Une étrange signature avec ces “N” inversés interpelle les plus curieux. Serait-ce une invitation à observer la toile en miroir ? En plaçant la toile et son reflet côte à côte, une figure inquiétante apparait. Ne serait-ce qu’une vue de l’esprit ? Peut-être… Mais en 1864, Ingres peindra une autre version où il inverse la composition. On y retrouve le pied du mort, le jeu de mains d’Oedipe et le visage de la sphinge encore plus effrayée. En rapprochant les toiles, la forme ténébreuse refait son apparition. Comme si le héros grec, lumineux et triomphant était tout entier recouvert par une force obscure.
Un clair très obscur.
Après sa victoire sur la sphinge,Œdipe va devenir roi de Thèbes, épouser Jocaste et lui donner des enfants. Soulagé, il pense ne jamais revoir ses “parents” de Corinthe et ne jamais voir l’oracle s’accomplir… Malheureusement, parricide et inceste sont bien consommés. L’ordre naturel des choses étant bouleversé, le chaos va s’abattre sur Thèbes : épidémie de peste, saisons déréglées, fausses couches en pagaille… En roi consciencieux, Œdipe traquera le mal : « Celui qui a la souillure de la ville doit être vu, dénoncé, expulsé » lui confiera un devin. Pendant son enquête, le nouveau roi de Thèbes va croiser le berger de Corinthe qui l’avait décroché de son arbre.
Ce dernier lui apprendra la mort des souverains de Corinthe, en lui annonçant que ce ne sont pas ses véritables géniteurs. Le pâtre lui confiera l’origine thébaine de ses vrais parents, pointant même du doigt le serviteur de Laïos qui l’avait ficelé à l’arbre par les chevilles. Œdipe finira par comprendre. Non seulement, il est la souillure de la ville mais il est aussi la réponse de l’énigme : enfant de Jocaste, il est aussi le mari et le père de ses enfants… L’ordre cosmique foulé au pied. Œdipe – source du chaos – ne devait pas exister. Il va bientôt se crever les yeux, lui qui n’a rien vu venir de toute cette horreur. Il sera “expulsé” hors de la ville, en s’appuyant sur sa canne et sur sa fille.
Ingres aurait-il glissé des indices dans sa toile pour nous faire deviner cette triste fin ? Car “son” Œdipe se désigne bien comme étant la réponse à l’énigme. En appui sur ses lances comme sur une canne, on pourrait s’amuser à compter ses pieds… En a-t-il deux, trois ou quatre ? Tout dépend si l’on compte la pointe des javelots. La signature sur le bloc de pierre fait reparaître la figure inquiétante. Cette obscure silhouette semble recouvrir Œdipe d’un voile tragique. On revient vers la sphinge qui nous interpelle : “Est-ce vraiment moi la monstre ?” Que penser de ce thébain qui détale ? Finalement, est-il en train de fuir la sphinge ou ce malheureux en pleine lumière ?
Louvre Ravioli